Jean Béliveau prenait le souper avec sa femme Élise quand il a commencé à piquer la table de sa fourchette. Il visait l'assiette sans l'atteindre. Elle lui a demandé ce qu'il faisait. Il a marmonné une réponse qu'elle n'a pu décoder.

Elle a compris qu'il se passait quelque chose de grave. Elle a logé un appel au 911 et quelques minutes plus tard, totalement inconscient de ce qui se passait autour de lui, Béliveau a été transporté en toute hâte vers l'hôpital Général de Montréal.

Victime d'un accident vasculaire cérébral, son deuxième en autant d'années, il en a fait un troisième, moins grave celui-là, durant son séjour à l'hôpital.

Les deux premières semaines ont été très inquiétantes. On l'a veillé sans arrêt. On a prié pour lui. On ne savait plus si ce corps, fatigué par l'âge et épuisé par la maladie, allait pouvoir tenir bon.

Ses deux petites-filles, Magalie et Mylène, n'ont pas quitté leur vénéré grand-père durant ces deux semaines cruciales. On leur a installé des matelas sur le plancher de la chambre afin qu'elles puissent dormir à ses côtés. Magalie, qui est infirmière, s'est absentée de son travail durant un mois pour veiller sur lui et le soutenir moralement.

Après son hospitalisation de quatre semaines, il a été admis dans un hôpital de réadaptation, à Villa Médica, où pendant cinq autres semaines, on l'a aidé à retrouver sa motricité à l'aide d'appareils et de traitements.

L'une des personnalités sportives les plus aimées des Québécois, le Gros Bill pour les gens d'un certain âge, le Grand Jean pour une autre génération d'admirateurs, a perdu 35 livres. Il en a repris une douzaine. C'est la première fois qu'il pèse moins de 200 livres depuis qu'il a terminé son stage junior.

Les problèmes de santé ne l'ont pas lâché dans sa vie. Durant sa carrière, son coeur a même été une source d'inquiétude. On a dit de lui à l'époque qu'il avait un coeur d'une voiture Austin dans un corps de Cadillac.

Puis, il y a quelques années, on lui a diagnostiqué une tumeur à la gorge. Des traitements de radiation ont brûlé ses glandes salivaires. On le voit constamment une bouteille d'eau à la main parce qu'il n'a plus de salive.

Il est aussi aux prises avec un phénomène qu'on appelle les pieds tombants, ce qu'il l'oblige à se déplacer prudemment parce que ses pieds, qui penchent vers l'avant, sont susceptibles de freiner sur le plancher. En 2011, il a dû être opéré pour corriger un anévrisme à l'abdomen.

Il y a deux ans, un premier AVC avait alerté tout le Québec. Il s'en était remis sans trop de dommages, mais cette fois, on a vraiment craint que sa bonne étoile l'abandonne. Dans la pénombre de sa chambre, un médecin dont il ne se souvient plus de l'identité, lui a fait cette remarque: «Jean, tu reviens de très loin.»

Un autre jour, il a entendu un infirmier lui dire : «Vous êtes très fort, monsieur Béliveau».

Il se souvient de très peu de choses de ses deux premières semaines à l'hôpital Général. Il était conscient, sans vraiment être là. En somme, il s'en est fallu de peu pour qu'il ne soit plus jamais le même homme.

«Je suis allé cogner à la porte, mais on n'a pas voulu de moi», déclare-t-il dans le cadre de la toute première entrevue qu'il accorde de sa résidence depuis cet accident vasculaire cérébral, en reconnaissant que la Providence lui avait permis de profiter d'une autre chance.

Pas de séquelles majeures

Il a eu le bras droit paralysé, mais l'inquiétante dysfonction est disparue. Jusqu'à ce qu'il retrouve sa pleine mobilité, il se déplace lentement à l'aide d'une marchette. C'est sa façon prudente de prendre des marches dans le luxueux condo qui offre une vue magnifique sur Montréal et la Ronde, site des spectaculaires feux d'artifice qu'il observe de son salon.

«Je me considère très chanceux d'être comme je suis en ce moment, admet-il. À la suite d'un AVC, des gens ne retrouvent jamais l'usage de la parole. D'autres perdent la vue. Moi, il ne m'est rien arrivé de tout cela.»

Reste que sa famille et le Québec en général ont eu très peur. Béliveau entretient une longue et chaleureuse relation avec le public. Quand il prend place dans les gradins du Centre Bell et que son visage apparaît à l'écran, c'est l'ovation. Quelques-uns des joueurs actuels sont populaires, mais personne dans le hockey d'aujourd'hui ne pourra jamais atteindre le degré de respect qu'on lui voue.

Bobby Orr, Andy Bathgate, Ted Lindsay et quelques anciens coéquipiers lui ont donné un coup de fil. Les mots d'encouragement et de réconfort ne lui ont pas manqué.

Sylvie Nadeau, qui recueille l'imposant courrier qu'il reçoit au Centre Bell, n'en revient pas de sa popularité. Quarante ans après sa retraite, il est encore celui dont le courrier est le plus volumineux, tous joueurs actuels confondus. Depuis son hospitalisation, des messages d'amour et de réconfort affluent. Il a demandé à ce qu'on lui fasse parvenir toutes ces lettres à la maison, mais madame Nadeau s'y refuse. On le connaît trop bien. Il va ouvrir une lettre, puis trois ou quatre, puis quelques dizaines. On tente de le protéger contre lui-même. Ce n'est pas le moment pour lui de brûler de précieuses énergies.

«Pendant 60 ans, je me suis fait un devoir de répondre aux gens qui m'écrivaient, dit-il. J'ai toujours pensé que ceux qui se donnaient la peine de m'écrire méritaient une réponse. Aujourd'hui, cependant, je n'en ai plus la force. Cette année, je n'ai pu adresser mes cartes de Noël. J'aurai 81 ans en août. J'en ai beaucoup demandé à mon corps dans ma vie. Après ce qui vient de m'arriver, je crois que les gens vont me comprendre de ne pas leur répondre.»

Élise est soulagée que le Centre Bell ait pris la décision de ne pas lui acheminer son courrier pour l'instant. «Juste de lire tout ce qu'on lui écrit représente une tâche astreignante. Des gens rédigent des lettres de plusieurs pages pour finalement lui demander un autographe dans le dernier paragraphe», mentionne-t-elle en souriant.

Depuis sa dernière malchance, les gens veulent surtout lui signifier qu'ils l'aiment. Dans les circonstances, il serait très étonnant que ses admirateurs s'attendent à une réponse de sa part.

Pendant les neuf semaines qu'il a passées dans de petites chambres d'hôpitaux, qui sait ce qui a pu lui trotter dans la tête pendant qu'il était incapable de s'adonner à son activité préférée, la lecture. Avant son malaise, il s'était procuré deux romans de mille pages chacun qu'il n'a pas encore entamés. Il fait confiance à sa bonne étoile en ne s'inquiétant pas de la suite des choses. Il ne passe pas le plus clair de son temps à se demander si une rechute l'attend au détour de la route.

«La vie est bien faite, précise-t-il. S'il m'arrive d'y penser, c'est très bref. J'ai un très bon moral. Considérant tout ce que j'ai vécu ces dernières années, je crois qu'il n'y en a pas beaucoup dont le moral n'aurait pas flanché. Cette tumeur à la gorge et ces AVC, ce n'était pas des petites affaires. Mais, merci mon Dieu, je n'ai pas de misère avec mon moral.»

Quand il s'inquiète, c'est pour Élise qu'il s'en fait. Durant notre conversation, il mentionne souvent que son retour à la maison constitue pour elle un surplus de travail, même s'il affirme ne pas être très exigeant. En novembre dernier, elle a subi un infarctus. En avril, on lui a posé un stimulateur cardiaque. Elle en parle comme s'il s'agissait d'un séjour à la campagne. C'est une femme forte et enjouée, mais il n'aime pas l'idée de la tenir aussi occupée.

«Je crois sincèrement que lorsqu'on atteint mon âge, les femmes sont beaucoup plus fortes et plus résistantes que les hommes», mentionne-t-il.

Béliveau a passé toute sa vie à prendre soin de sa femme, de sa fille unique et de ses deux petites-filles. Il a même déjà décliné le poste prestigieux de Gouverneur général du Canada, que lui avait offert l'ex-premier ministre Jean Chrétien, parce qu'il aurait manqué de temps pour bien s'acquitter de son rôle de protecteur auprès de Mylène et de Magalie, orphelines de leur père. À 80 ans, l'ascenseur lui revient. Elles sont toutes autour de lui à lui retourner l'affection et l'amour qu'il leur a toujours donnés. Si c'est possible, ils sont tous plus près l'un de l'autre qu'ils ne l'ont jamais été. Le chef du clan a même renoué avec une vieille tradition en réunissant famille et conjoints autour de la table le dimanche.

«Je vous le confirme, l'ascenseur m'est revenu», admet-il.

Un oeil sur le Canadien

On ne peut pas s'asseoir une bonne heure avec Jean Béliveau sans qu'il soit un brin question du Canadien, l'équipe qui a été et qui est encore toute sa vie. Il pense quoi, notamment, de l'embauche de Marc Bergevin?

«Juste d'accepter ce poste, je le trouve très courageux, affirme-t-il. Il y a beaucoup à faire pour replacer les choses. Je ne le connais pas personnellement, mais il me semble un bon choix.»

L'ancien capitaine fronce les sourcils. On sent que quelque chose le chicote. Un homme d'équipe, il ne commencera pas aujourd'hui à déblatérer sur qui que ce soit, mais malgré sa diplomatie légendaire, il ne peut s'empêcher de revenir sur quelque chose qu'il s'explique mal.

«Quand je regarde jouer les Rangers et que j'aperçois Ryan McDonagh (premier choix du Canadien) un défenseur de six pieds et un pouce et de plus de 200 livres, je me dis que ça retarde la progression d'une organisation une bévue comme celle-là. Je crois qu'il ne faut pas s'attendre à ce que Bergevin replace les choses en l'espace d'un an. Il va faire avancer la situation en travaillant sur un aspect à la fois. Moi, c'est ce que je ferais», suggère-t-il.

Et qui sera le prochain entraîneur, selon lui. Il se contente de sourire sans avancer de noms. «Geoff (Molson) a fait appel à Serge (Savard). Serge, c'est du solide. Mais pauvre Geoff, c'est tout un début pour lui avec le Canadien. J'aimerais bien que ça marche, moi aussi. J'aime bien aller voir jouer l'équipe. Je ne crois pas pouvoir assister aux parties aussi régulièrement, mais j'ai bien l'intention d'y retourner», souligne-t-il.

En souhaitant que le hockey ne ferme pas ses portes à l'automne. La crainte d'un lock-out est bien présente.

«Les joueurs sont allés chercher un négociateur qui a fait exploser un sport puissant comme le baseball. Ce serait bien dommage si...»

S'il n'y a pas de hockey, il lui restera toujours sa santé renouvelée. L'appui moral des quatre femmes de sa vie devrait lui permettre d'oublier facilement les exigences démesurées des joueurs d'aujourd'hui.

Prends bien soin de toi, Jean. Et vous aussi, Élise.