MONTRÉAL - Le 22 mai 1992, les Expos de Montréal congédient Tom Runnells pour le remplacer par Felipe Alou, l'homme qui allait devenir le recordman de l'organisation pour les matchs dirigés et les victoires par un gérant.

Bien plus que le meilleur gérant de leur histoire, les Expos ont aussi nommé cette journée-là le premier gérant à être originaire de la République dominicaine dans l'histoire des Ligues majeures. Mais cette nomination a bien failli ne jamais se produire.

« Je dirigeais le club au niveau A et ç'a été une surprise pour moi qu'on m'offre d'être l'instructeur de banc, s'est rappelé Alou au cours d'un long entretien qu'il a accordé à La Presse canadienne de son domicile de Boynton Beach, en Floride, pour souligner le 25e anniversaire de sa nomination. Dan Duquette (alors directeur général des Expos) m'a dit qu'il voulait que j'aide Tom Runnells. Il comptait sur ma vaste expérience de gérant dans les ligues mineures et dans les ligues d'hiver et d'instructeur dans les Majeures.

« Je ne voulais vraiment pas retourner à Montréal comme instructeur, le salaire n'était pas assez intéressant, poursuit celui qui agit toujours, à 82 ans, comme conseiller spécial au directeur général des Giants de San Francisco. J'ai dit à Duquette de trouver quelqu'un d'autre. Mais deux mois plus tard, il m'a appelé pour me dire : "Felipe, je ne trouve personne d'autre. Tu es l'instructeur de banc". Alors je n'avais pas le choix. C'est à cause de cela que je suis devenu le gérant. »

Le jour de sa promotion comme gérant, les Expos accueillaient les Braves d'Atlanta. Pendant que Duquette conviait Runnells au Stade olympique pour lui annoncer que son séjour avec les Expos était terminé, Alou et le descripteur des matchs des Expos à la radio Jacques Doucet se sont rendus sur le lac St-Pierre afin de taquiner le brochet, comme ils avaient souvent l'habitude de le faire en cours de saison.

« Je pense que nous avons tenté de le rejoindre trois ou quatre fois avant de finalement pouvoir lui parler! » s'est rappelé Duquette, aujourd'hui vice-président exécutif des opérations baseball des Orioles de Baltimore.

« Les Expos ont contacté le pourvoyeur, qui est monté dans une chaloupe pour venir me trouver. Il m'a alors dit que les Expos voulaient me voir à Montréal immédiatement. J'ai bien pensé qu'ils voulaient m'offrir le poste, puisque l'équipe n'allait pas tellement bien à ce moment. Je me suis dirigé au Stade avec mes vêtements de pêche sur le dos. »

Mais ce n'est pas ce qu'il a dit à ses partenaires de pêche...

« Quand il a reçu l'appel, il nous a dit qu'il devait quitter pour une raison d'assurances, a raconté Doucet. Une fois de retour à la maison, j'ai été très surpris d'apprendre que les Expos nous avaient convoqués à une conférence de presse pour 16 h 30. J'ai alors appelé (la responsable des relations avec les médias) Monique Giroux pour lui demander ce qu'il en était et elle était un peu réticente à me le dire. Elle m'a alors dit que Felipe serait nommé gérant. Je suis tombé en bas de ma chaise. Mon chum Felipe m'avait caché ça!

« Rendu au Stade olympique, la première chose que j'ai faite, c'est d'aller dans le vestiaire des Expos. Je suis allé le voir et lui ai dit : "Mon vieux tabarouette toi! Qu'est-ce que tu m'as caché là?" Et il m'a dit : "Jacques, je n'étais pas au courant de quoi que ce soit. Je m'en venais vraiment régler une situation d'assurances". »

« Felipe était dans l'organisation depuis longtemps et j'avais travaillé de très près avec lui quand il était le gérant à West Palm Beach et que j'étais en charge des clubs-école, raconte Duquette. Ça m'avait toujours impressionné à quel point ses clubs dans la Ligue de l'État de la Floride marquaient toujours plus de points que leurs adversaires. C'est une ligue difficile, reconnue pour ses bons lanceurs, ses bonnes défenses et les matchs d'un point. (...) C'est le genre de baseball que l'on jouait au Stade olympique, qui était vaste : nous avions de bons lanceurs, une bonne défense et des joueurs rapides. Felipe était bon dans tous ces aspects.

« Claude Brochu m'avait recommandé de trouver une solution à l'interne. Nous avions la solution parfaite en Felipe Alou. »

Alors qu'une telle proposition aurait dû le faire bondir de joie, Alou a failli ne pas accepter.

« Je leur ai d'abord dit que je ne voulais pas le job, que je tentais d'aider le jeune (Runnells) à diriger et que peut-être, je ne faisais pas un super job. Je voulais qu'on laisse plus de temps à Tom Runnells et que je tente de l'aider. »

« Felipe a toujours éprouvé beaucoup de fierté pour son travail et il prenait de façon personnelle que le gérant n'ait pas réussi alors qu'il était son bras droit, ajoute Duquette. Une fois que je lui ai expliqué que je croyais en ses capacités et en son leadership, il a accepté le job. »

« Dan Duquette m'a dit : "Si tu ne prends pas le job, j'ai quelqu'un d'autre qui attend", se rappelle plutôt Alou. Alors je l'ai pris. Je n'allais pas laisser quelqu'un le prendre à ma place. (...) J'ai réalisé que Duquette allait donner le poste à Kevin Kennedy, alors j'ai dit que j'allais le prendre. Kennedy est demeuré comme mon principal adjoint. C'est aussi un excellent homme de baseball et il est devenu gérant par la suite.

« Je me suis dit : "Tu mérites ce poste. Ça fait tellement longtemps que tu es dans l'organisation, vas-y, prend-le". Je savais que j'étais prêt pour ce job. Personne n'avait besoin de m'en convaincre. J'avais dirigé si souvent dans les ligues mineures, où j'avais affronté les (Tony) La Russa, (Jim) Leyland, et autres grands gérants de l'époque. Je savais que je pouvais tenir tête à ces gars-là dans les Majeures. »

Et il l'a fait : sous sa gouverne, les Expos ont compilé une fiche de 70-55 pour conclure la campagne à 87-75, à neuf matchs des Pirates de Pittsburgh et du premier rang dans l'Est.

« Immédiatement, j'ai perçu un changement, indique Doucet, qui a décrit les matchs des Expos pendant 33 ans. En raison de son expérience, il n'avait pas l'approche d'un gérant recrue. Ce qui le démarquait des autres, c'est qu'il connaissait très bien les joueurs sous sa main. Il les avait dirigés dans les ligues mineures. Ce n'était pas nouveau non plus pour les joueurs : ils connaissaient sa façon de procéder. Ç'a donc été plus facile pour lui de s'intégrer aux 25 gars en place. »

Même avec le recul, Duquette ne regrette pas de ne pas avoir confié l'équipe dès le début de la saison à Alou.

« Tom Runnells avait hérité du poste en 1991 et il méritait la chance de commencer la saison en poste. Quand nous avons réalisé que ça ne fonctionnait pas, Felipe devenait le candidat idéal en raison de sa connaissance des joueurs et de l'organisation. »

Alou a été congédié le 31 mai 2001, après avoir dirigé 1408 matchs à la barre des Expos, dont 691 victoires, deux marques d'équipe qui tiennent toujours.