C’est bien pour dire comment la vie brasse ses cartes. Alors qu’un champion s’en va en terre, l’autre se prépare à une nouvelle carrière.

Deux immortels. Le premier, Jake Lamotta, a été un champion de l’ancienne garde. Celle des années 50, de la mafia, des combats fixés d’avance et des promoteurs qui ne pensaient qu’à leurs poches.

Le second, Andre Ward, nous a quelque peu surpris par sa décision de se retirer de la compétition, en pleine gloire. À 33 ans, il quitte le sport qui l’a rendu riche et célèbre au moment où il trônait en roi de la division des mi-lourds en coiffant les couronnes de la WBO, de la WBA et de l’IBF.

Pourquoi se retire-t-il? « Parce que mon corps n’en pouvait plus de subir les rigueurs de la boxe. Et me battre m’intéressait de moins en moins. »

Seul le titre de la WBC, appartenant à Adonis Stevenson, lui aura échappé, car il n’était pas intéressé à lui faire face. D’ailleurs il a toujours soutenu : « Stevenson ne m’affrontera jamais… Et je ne suis pas intéressé par lui ».

Il a tenté un rapprochement avec le monarque des poids lourds Anthony Joshua, mais son défi est tombé à l’eau. Il voyait venir vers lui deux solides cogneurs en Artur Beterbiev et Dmitry Bivol. Il a préféré la retraite et un travail d’analyste de boxe avec le réseau HBO.

Depuis l’âge de dix ans que Ward talochait des adversaires. Il a été le dernier Américain à gagner la médaille d’or aux Jeux olympiques, à Athènes, en 2004 et il a compilé une fiche professionnelle de 32-0-0 (16 K.-O.).

Ses deux dernières sorties contre Sergey Kovalev ont été critiquées, mais chaque fois, il a été victorieux.

Ward était un maître de la science de la boxe. Il n’était pas le plus puissant des cogneurs, mais son style et son savoir-faire en faisaient un pugiliste complet, difficile à frapper.

Le Raging Bull

Le champion, Jake Lamotta, qui vient de nous quitter à l’âge de 95 ans, était tout le contraire de Ward. Sa défense était poreuse et sa rapidité d’exécution ne pouvait pas se comparer à celle du champion des temps modernes. Et pourtant, il a été intronisé au Temple de la renommée de la boxe. Pourquoi? Parce qu’il avait du cœur au ventre. Parce qu’il était un entertainer.

Lamotta était l’exemple frappant du boxeur des années 50 qui avait appris son métier dans les ruelles du Bronx. Et comme la plupart des boxeurs du temps, il était reconnu comme un dur avec un casier judiciaire.

Alors que Ward n’a jamais été vaincu, Lamotta a perdu 19 de ses rencontres dont 5 contre Sugar Ray Robinson. Il se bombait le torse en disant qu’il n’était jamais allé au tapis, ce qui est faux, car en décembre 1952, il a bel et bien chuté face à un certain Danny Nardico. À son avantage, il faut dire qu’il était en fin de carrière.

Lorsqu’on lui a demandé de nommer les trois meilleurs boxeurs qu’il a affrontés au cours de sa carrière, il s’est empressé de répondre : « Sugar Ray Robinson, Sugar Ray Robinson et Sugar Ray Robinson. Je lui ai fait face si souvent que j’étais sur le point d’attraper le diabète! ».

À Montréal en 1949

J’ai eu l’occasion de le rencontrer deux fois au cours de ma vie. La première fois, j’étais étudiant. C’était en 1949. Je l’avais vu à l’œuvre contre Laurent Dauthuille, au Forum de Montréal. À la grande surprise de tous, surtout de Lamotta, Dauthuille, brillant en contre-attaque, l’avait alors vaincu par décision en dix rounds. Le Raging Bull s’est toujours souvenu de ce Français aux cheveux ondulés.

Après avoir battu successivement deux autres Français, Robert Villemain et Marcel Cerdan, contre qui il a remporté le championnat des moyens, Lamotta a réglé le cas de Dauthuille une fois pour toutes. C’était à l’Olympia de Detroit, le 13 septembre 1950. Ce soir-là, devant une salle comble, Lamotta montra qu’il était un vrai champion. On était au 15e engagement. Il tirait de l’arrière sur la carte des trois juges (6-3-1 / 6-3-1 / 7-3). Pour gagner, il faudrait absolument y aller pour le K.-O.. Ce qu’on appelle en terme de boxe le « Je vous salue Marie ». Il fit mine d’être rendu au bout du rouleau. Il titubait, tombait pratiquement dans les câbles et encaissait tous les coups sans broncher.

Les deux boxeurs saignaient. Tous deux étaient coupés au-dessus de l’œil. Soudainement, dans la dernière minute, Lamotta eut un regain de vie. Il se lança sur le Français, surpris et désemparé, et à 13 secondes de la fin du combat, Dauthuille était tombé dans le piège et se retrouva au  tapis pour le compte, résultat d’un dur crochet de la gauche. Comme il l’avait si bien appris dans sa jeunesse, dans la ruelle, le Bronx Bull avait rugi au bon moment, en vrai champion. 

Retour chez nous

La deuxième fois que je l’ai vu, c’était lors du lancement du livre Boxing in the future, du Montréalais Alexandre Choko. En dépit de son âge avancé, il avait encore la démarche d’un boxeur. Enfin, je pouvais m’entretenir avec un de mes préférés, tout comme Rocky Graziano, Rocky Marciano et Tony Zale.

Pourquoi lui plus qu’un autre. Parce que Lamotta avait un courage incroyable. Sa meilleure défense était son menton et sa force de frappe ne pouvait pas se comparer aux meilleurs du temps. Pourtant, il attirait les foules partout où il se présentait. En bon français, il venait pour se battre.

J’aurais tant voulu savoir de choses concernant certains de ses combats, et sa biographie à l’écran, mais il refusait carrément d’en parler. Et son regard perçant voulait dire : « N’en demande pas plus…! »

Il avait  menti à la Commission

Je n’ai jamais pu apprendre de lui pourquoi il avait menti à la Commission de boxe de l’État de New York, le grand manitou de la boxe dans les années 40 et 50. Devant les commissaires, il avait dit qu’il n’avait jamais perdu un combat délibérément, ce qui devait s’avérer faux devant une commission sénatoriale  d’enquête. Le 14 novembre 1947, il avait abdiqué au quatrième assaut d’un combat de dix contre un certain Billy Fox.

Dans la semaine avant le combat, une rumeur circulait que ce duel était arrangé d’avance. D’ailleurs, deux fois dans leur vestiaire, le commissaire de New York  du temps Eddie Eagan les avait bien avertis de ne pas jouer aux plus fins.

C’était tellement évident que quelque chose se tramait. Quelques heures avant le duel, les preneurs aux livres n’acceptaient plus de mises sur Billy Fox. Juste avant l’affrontement, les cotes sont passées de 11 contre 5 à 3 contre 1 pour Fox. Cela voulait tout dire. On acceptait des mises sur Lamotta, mais pas sur Fox.

Fox sortit victorieux par TK.-O. technique au quatrième engagement. Lamotta fut suspendu et mis à l’amende pour avoir caché une blessure à la rate. Son médecin lui avait dit de ne pas monter sur le ring, mais il l’avait fait quand même.

Avec Marcel Cerdan

J’aurais voulu l’entendre dire ce qui s’était passé dans son premier affrontement avec Marcel Cerdan, qu’il avait battu par TK.-O. technique quand ce dernier , n’en pouvant plus à cause d’une blessure à l’épaule, décida d’abandonner au neuvième engagement d’un match de championnat.

Cerdan était favori à deux contre un pour remporter les honneurs. Sa bourse était de 51 124 $ comparativement à 19 171 $ pour Lamotta. Le Bronx Bull avait déjà donné 20 000 $ aux gens de la mafia afin d’obtenir enfin ce match pour le titre. «  Je ne m’en suis jamais fait avec cette perte des 20 000 $. Je l’ai pratiquement toute récupérée. J’avais parié 16 000 $ sur moi-même et j’ai gagné… »

Disons qu’il a été plus chanceux que Pete Rose.

Un combat revanche avait été organisé entre les deux hommes, mais Cerdan perdit la vie dans un écrasement d’avion aux Açores.

Un homme modèle

Tout ce que j’ai pu savoir de lui, c’est qu’il ne buvait plus, qu’il ne s’en faisait pas avec la vie et qu’il était heureux en ménage. C’est du moins pourquoi, selon lui, il se sentait en aussi bonne forme bien que frisant les 90 ans.

De lui, je retiendrai toujours cette phrase célèbre concernant son sixième et dernier combat contre Sugar Ray Robinson, qu’on a appelé « Le massacre de la Saint-Valentin ». Lamotta a perdu ce combat par K.-O. technique au 13e engagement. Après sa défaite, il a déclaré : « J’ai perdu, mais je ne suis jamais allé au tapis. Et si la bataille avait duré 30 secondes de plus, je serais sorti victorieux, car Robinson se serait évanoui, tellement il était fatigué de me cogner dessus. »

Première défaite de Robinson

Pourtant, il faut se souvenir que Lamotta a été le premier à faire subir la défaite à ce même Sugar Ray, après qu’il eut compilé une fiche de 40 triomphes.

La vie de Lamotta a été racontée à l’écran et admirablement bien actée par Robert DeNiro, dans Raging Bull. Lorsqu’il a visionné le film, Lamotta n’en revenait pas d’avoir été aussi dur, aussi stupide, aussi violent et quoi encore. Et pourtant, c’était bien vrai. D’ailleurs, c’est à la suite de ce film qu’il a changé sa vie.

Le boxeur d’origine italienne a tenté de tenir tête à la mafia américaine, ce qui lui a coûté la chance de participer pendant longtemps à un match de championnat mondial. Finalement, il a craqué et admis devant une commission d’enquête sur la mafia qu’en 1947, il avait délibérément perdu un combat par K.-O. technique /4 face à Billy Fox, au Madison Square Garden. S’il se pliait aux exigences de la mafia, on lui donnerait enfin la chance de combattre en match de championnat, ce qui fut fait. Mais il faut bien comprendre qu’il n’a jamais eu peur de la mafia. Quand on lui a offert protection pendant l’enquête sénatoriale, il n’a pas manqué de crier haut et fort : « Je n’ai pas peur d’aucun de ces rats. »

Marié sept fois durant sa vie, il a eu six enfants dont deux sont décédés en 1998: le premier du cancer et le second dans un accident d’avion. Il a admis lui-même avoir maltraité ses épouses, de les avoir battues et quoi encore.

Doux comme un agneau

Pourtant, sa dernière conjointe, Denise, prétend qu’il était devenu doux comme un agneau et très compréhensif, ce qui n’est pas exactement ce qu’il était jadis pendant sa carrière de boxeur.

La plus célèbre de ses épouses, dont on parle dans le film, se nomme Vicky. Jake l’avait épousée alors qu’elle n’avait que 16 ans. C’est elle qui a posé nue pour la page centrale de la revue Playboy, alors qu’elle dépassait la cinquantaine.

Il a été emprisonné pendant six mois pour avoir encouragé la prostitution d’une adolescente de 14 ans alors qu’il était propriétaire d’un club de nuit à Miami Beach, en Floride.

Avec sa mort se termine la saga de la boxe des années 40 et 50, où les Américains dominaient la scène mondiale flanquée par la mafia. Des gens tels Thomas Milo, Frank (Blinky) Palermo et Bill Daily, tous trois pointés du doigt par le comité sénatorial. Ce sont eux qui avaient offert 100 000 $ à Lamotta pour faire un plongeon, mais il n’a jamais touché un traître sou de cette offre.

On voyait la télévision en noir et blanc dans le temps, mais le sang était bel et bien rouge. Et s’il fallait évaluer la perte de sang de Lamotta au cours de sa carrière, il faudrait la calculer en gallons, tellement il saignait dans la plupart de ses duels. Il saignait, mais il ne tombait pas.

Bonne boxe!