*Ceci est le deuxième d'une série de trois reportages. Mercredi, dans la dernière partie, nous parlerons du plan dont a accouché la Commission athlétique de la Californie afin de régler les problèmes de coupe de poids extrêmes en arts martiaux mixtes.

MONTRÉAL - Trois athlètes, âgés de 19 à 22 ans, morts en l’espace de six semaines. C’est l’innommable catastrophe qu’il aura fallu, il y a vingt ans, pour que la communauté de la lutte amateur américaine se sorte la tête du sable.  

Officiellement, les décès de Jack Saylor, Joe LaRosa et Jeff Reese n’ont jamais pu être liés à la perte de poids drastique qu’ils s’imposaient. Vous pouvez, si vous le choisissez, croire à une coïncidence.

Saylor a été terrassé par un arrêt cardiaque en débarquant du vélo stationnaire sur lequel il pédalait, sans se permettre de boire, au beau milieu de la nuit. LaRosa est mort d’hyperthermie pendant qu’il s’entraînait dans un survêtement isolant. À l’autopsie, le coroner a mesuré sa température corporelle à 42 degrés Celsius. Reese, quant à lui, a été abandonné par ses reins après avoir contracté une rhabdomyolyse, une dégradation des tissus musculaires qui peut être causée par un effort physique élevé ou un coup de chaleur.

La crise a éclaté peu après le lancement du calendrier de la saison de la NCAA. Il a été établi qu’entre leur arrivée sur le campus à l’automne et le moment de leur mort, les trois étudiants-athlètes avaient tenté de perdre 30 livres chacun, en moyenne, soit environ 15% de leur masse corporelle. 

La lutte amateur, un sport profondément enraciné dans la culture américaine, une discipline qui valorisait fièrement, depuis plus d’un siècle, la souffrance, la douleur et le sens du sacrifice, a dû se soumettre à une sérieuse remise en question. En 1998, la NCAA a jeté les bases de son « Weight Management Program », ou « programme de gestion du poids », une série de règles et de procédures visant à encadrer les pratiques potentiellement dangereuses ancrées dans la longue tradition du sport.   

Bref, elle s’est débarrassée de la structure archaïque dont s’inspirent encore, deux décennies plus tard, les arts martiaux mixtes professionnels. 

« Je me souviens qu’à l’époque, certaines personnes voyaient ces changements comme une véritable tragédie, relate Chuck Barbee, celui qui est chargé de voir au bon fonctionnement du programme du réseau universitaire américain depuis deux ans. Pour une bonne partie de la confrérie des entraîneurs, ceux qui adhéraient aux principes fondamentaux du sport comme à une religion, c’était comme si le ciel allait nous tomber sur la tête. C’était la fin de la lutte comme on l’avait toujours connue. »

La mémoire de Barbee déborde de souvenirs de l’époque qui a précédé cette révolution. Au tournant des années 1990, il a été un athlète émérite à l’Université Oklahoma State, un prestigieux programme qui a notamment servi de tremplin vers l’UFC à Randy Couture, Johny Hendricks et Daniel Cormier. Comme ses coéquipiers et adversaires de l’époque, et à l’instar d’à peu près tous ceux qui les ont précédés, Barbee pourrait vous raconter plus d’anecdotes au sujet de coupes de poids qui ont mal tourné que vous avez le temps d’en entendre.   

« C’était à ma première ou deuxième saison, je n’en suis plus certain, offre-t-il en guise d’exemple. J’étais classé numéro un au pays et j’essayais de me qualifier pour une certaine catégorie de poids pour la simple et unique raison que je croyais que c’était la plus basse à laquelle je pouvais descendre. J’y étais parvenu, mais je me souviens qu’à 11 h, j’étais dix livres et demie au-dessus du poids que je devais respecter à 16 h. Cette journée-là, j’ai cru que j’allais mourir. »

C’est le genre de pacte avec le diable dont plusieurs anciens lutteurs se targuent avec fierté. Barbee conclut pourtant son histoire avec une demande spéciale : il veut qu’on comprenne bien qu’un tel aveu n’a rien de glorieux à ses yeux.

« À l’époque, si on faisait partie cette culture, tout ce manège n’avait étrangement rien d’anormal, au contraire. Mais pour ceux qui regardaient tout ça de l’extérieur, c’était un concept complètement insensé. L’avenir a fini par nous dire que les outsiders avaient raison et que leur perspective aurait dû être comprise beaucoup plus tôt par les irréductibles. »

Quatre résolutions

Chuck Barbee est toutefois d’avis que les règlements qui régissaient la lutte amateur à l’époque où il faisait la loi sur les tapis pouvaient procurer un réel avantage aux athlètes qui parvenaient à « faire le poids » dans une catégorie inférieure à celle qui correspondait davantage à leur stature. Éradiquer cette possibilité : c’est dans cet esprit qu’a été créée la législation qu’il supervise aujourd’hui.

Le programme de gestion du poids de la NCAA repose sur quatre grandes résolutions.

1.       Instaurer des divisions de poids qui reflètent de façon plus réaliste le bassin d’athlète pratiquant la lutte amateur.

Il y en a dix. Huit livres séparent chacune des six premières. L’écart entre les quatre autres varie entre neuf et treize livres.

2.       Cibler dès le début de la saison une division de poids « santé » dans laquelle chaque athlète, après s’être vu accorder un laps de temps suffisant pour y parvenir en toute sécurité, devra ensuite se maintenir de façon permanente.

Le poids permis en compétition est déterminé par une série de calculs effectués à partir de données qui ne seront recueillies qu’une fois que l’athlète aura remis un test d’urine certifiant qu’il affiche un niveau d’hydratation jugé satisfaisant. En prenant en considération le poids naturel de l’athlète, son pourcentage de gras et le temps dont il bénéficiera pour atteindre son poids de compétition avant le début de la saison, on obtient deux données. La plus élevée des deux, une fois approuvée par l’entraîneur, sera conservée et inscrite au dossier de l’athlète.

3.       Tenir la pesée officielle le plus près possible du début de la compétition.

Les athlètes doivent s’enregistrer à leur poids réglementaire une ou deux heures avant chaque compétition, dépendamment du format de celle-ci. Dans un tournoi s’étirant sur plus d’une journée, la pesée est répétée sur une base quotidienne. L’athlète qui est incapable de respecter son poids limite est disqualifié.

4.       Interdire les outils couramment utilisés pour la déshydratation extrême.  

La consommation de laxatifs et de diurétiques est proscrite, tout comme le port d’un survêtement isolant favorisant la sudation pendant l’entraînement. La privation d’eau ou de nourriture ainsi que le vomissement provoqué est réprimandé. L’accès au sauna est prohibé et la température ambiante d’une salle d’entraînement ne doit pas excéder 26 degrés Celsius. La réhydratation par intraveineuse est illégale. Un compétiteur est suspendu pour le reste de la saison après deux offenses.

Barbee a été aux premières loges pour assister à ce virage à 180 degrés opéré par la NCAA. Pendant les douze premières années de l’application de la nouvelle législation, il a été entraîneur adjoint de l’équipe de l’Université de l’Oklahoma et entraîneur-chef de l’équipe de l’Académie militaire, deux programmes de première division.

« Je suis impliqué dans le monde de la lutte sur une base quotidienne depuis près de vingt ans et je n’ai personnellement eu connaissance d’aucun incident regrettable majeur depuis l’instauration des nouvelles règles. J’ai la conviction qu’elles ont fait une différence. Les changements qui ont été apportés au sport étaient considérés comme extrêmes à l’époque, mais ils ont probablement sauvé des vies. »

Une constante remise en question

Mais rien n’est jamais parfait. En 2014, Victoria Rosenfeld, une nutritionniste sportive certifiée affiliée à l’Université Princeton, écrivait que « les apprentissages et les améliorations ont été nombreux depuis que les nouvelles règles ont été introduites, mais il reste du travail à faire. »

Le test d’urine utilisé pour mesurer le niveau d’hydratation d’un athlète est simple à administrer et peu dispendieux, mais ne fournit pas des résultats parfaitement précis. De plus, l’efficacité des techniques utilisées pour définir les caractéristiques corporelles d’un athlète, notamment son taux de gras, est remise en question.

Afin de réduire les erreurs et augmenter la fiabilité des résultats obtenus, « il faut mieux éduquer les personnes qui sont responsables du protocole d’authentification du poids au sujet des techniques qui sont appliquées », écrivait Mme Rosenfeld. Elle suggérait notamment que les nutritionnistes et les entraîneurs appelés à graviter autour des athlètes reçoivent une certification en anthropométrie, que le Larousse définit comme « l’ensemble des techniques de mesure de l’organisme humain ».

 La NCAA reconnaît que vingt ans après son implantation, son système a encore besoin de quelques retouches. Chuck Barbee admet que les mécanismes en place ne sont pas infaillibles et que ses failles continuent d’être étudiées par des tricheurs, qu’il croit toutefois en minorité.

« Il arrive encore malheureusement que certains athlètes ressentent la pression de la performance - qu’ils se l’imposent eux-mêmes ou qu’elle provienne d’un entraîneur ou d’un coéquipier - et tentent de manipuler un test d’urine ou de se faufiler dans une division qui n’est pas la leur en cours de saison. Mais je dirais que ce n’est pas fréquent. En général, les bases établies il y a vingt ans ont produit des résultats très positifs. »

Le comité dont Barbee est à la tête reçoit continuellement des demandes de révision des règlements. Son travail consiste à trouver l’équilibre entre le bien-être des étudiants-athlètes et l’intégrité des mesures mises en place par ses prédécesseurs. En vue de la prochaine saison, la NCAA envisage de repousser la date à laquelle un lutteur devra faire osciller la balance à son poids de compétition.

« Ça leur laisserait un peu plus de temps dans la salle d’entraînement pour préparer leur corps et atteindre leur limite de façon encore plus sécuritaire », justifie l’homme de loi.

Des façons de faire qui sont constamment à revoir, donc, mais qui mènent à des résultats tangibles. Chuck Barbee croit qu’il faut beaucoup de mauvaise volonté pour ne pas admettre que l’opération majeure mise en branle il y a deux décennies a réglé beaucoup plus de problèmes qu’elle n’en a causé. 

« Le sentiment général, c’est que notre sport et les gens qui y sont impliqués ont évolué de façon spectaculaire. Personnellement, je trouve qu’il y a encore du travail à faire dans les écoles secondaires, mais je crois que les partisans de la vieille école sont maintenant les marginaux et non la majorité. Je crois que la preuve a été faite qu’avec le temps, il est possible de changer toute une culture. »