Depuis le Grand Prix de Singapour, à la mi-septembre, j’étais sincèrement convaincu que Bernie Ecclestone vivait ses derniers moments à la tête du gigantesque empire de la Formule 1.

Tout le week-end, la retransmission mondiale de l’événement ne cessait de nous présenter les images d’un homme à la chevelure argentée, portant une énorme moustache de même teinte. On le voyait souriant, sûr de lui, tentant de projeter une image de leader qui sait où il s’en va. Il se faisait fort de se faire voir aux côtés des Niki Lauda, Toto Wolff, Christian Horner, Maurizio Arrivabene et autres décideurs importants du grand cercle de la F1. Parce que le grand public ne le connaissait pas, on affichait souvent son nom en surimpression, à l’écran : Chase Carey!

Un minimum de recherche nous a vite appris que Chase Carey était l’homme de confiance mis en place par le nouvel acquéreur de l’équité principale de la F1, le Groupe Liberty Media, pour mener à bien les destinées de la discipline. On a choisi cet événement « carte postale » pour le placer en avant-scène, pour l’exposer une première fois aux millions d’amateurs du monde entier, tout en s’assurant de ne pas lui coller Bernie dans la même prise de caméra. L’intention était claire. On ne voulait même pas faire croire qu’il allait y avoir une « douce transition ».

Cette même fin de semaine, Bernie Ecclestone a donné une longue et passionnante entrevue à l’ancien pilote Martin Brundle, sur les ondes de la télévision britannique Sky, détentrice des droits de diffusion. Parlant de l’entente de trois ans qui le liait au nouvel acquéreur, Ecclestone était on ne peut plus clair : « Ou je mènerai la barque comme bon il me semble, ou bien je quitterai bien avant terme, tout simplement! » Voilà donc où nous en sommes, officiellement maintenant, depuis quelques heures à peine. Liberty Media vient de compléter le processus d’acquisition de la F1 et a retiré à Bernie son rôle de chef de la direction, pour le confier à Carey. L’annonce s’accompagne aussi de la nomination de quelques autres personnes importantes, dont une porte un nom qui figure très haut dans l’histoire de la discipline et qui sera associée à ce tournant historique. Mais peu importe qui et comment, ce qui fait d’abord et avant tout la manchette, c’est que la F1 passe sous le contrôle d’un autre homme et ce, pour la première fois depuis... 40 ans!

Tournée vers le spectacle

N’en déplaise aux purs et durs, qui croient que la F1 ne doit jamais laisser la notion de « spectacle » l’éloigner de sa vocation technique, il y a tout lieu de croire que Liberty Media va opter pour le contraire. Et il pourrait y avoir des supporteurs de taille pour cette approche, à commencer par le géant Red Bull, de loin l’entité commerciale la plus visible en F1 depuis plusieurs années. Le directeur de l’écurie RBR, Christian Horner, disait haut et fort il y a quelques heures à peine que les nouveaux propriétaires doivent « imposer cette philosophie, parce qu’ils ont un produit à vendre ». « Pour moi », ajoute-t-il, « la F1 devrait être un divertissement d’abord et de la technologie ensuite. Alors pour moi, je préférerais que l’on revienne aux tonitruants moteurs V-10 atmosphériques, avec un seul système standard de récupération d’énergie. Ce n’est peut-être pas ce que souhaite Mercedes ou Honda, mais est-ce que cela serait plus attrayant pour les amateurs? Je le crois. »

Tout récemment, l’ancien grand leader sportif de Ferrari et propriétaire de l’écurie championne de 2009 qui portait son nom, Ross Brawn (aujourd’hui l’équipe Mercedes), disait publiquement que la F1 était à la croisée des chemins et qu’elle devait rapidement faire un choix entre poursuivre vers l’électrification ou revenir aux bruyants moteurs atmosphériques. Or, on le sait maintenant, Brawn fera dorénavant partie de l’équipe de direction F1 de Liberty Media. Il n’y a donc qu’un pas à franchir pour croire que ses propos vont de pair avec l’orientation que souhaitent voir s’installer les nouveaux propriétaires de cette gigantesque plate-forme, qui n’a d’égal que les Jeux olympiques et la Coupe du monde de soccer, en bout de ligne.

Bien sûr, il ne saurait y avoir une rupture complète entre technologie et spectacle, la première étant souvent à l’origine du deuxième. D’ailleurs, Christian Horner confiait que les nouvelles règles techniques de 2017 aller redonner aux monoplaces une « vraie » allure de F1 et qu’il s’agissait d’un pas dans la bonne direction. Le niveau de performance au tour sera aussi rehaussé et on le sait, dès que les chronos tombent en F1, cela contribue à accroître l’émerveillement du public.

Mais à la base, ce dont on veut se prémunir et il est temps d’y faire face, c’est de la mainmise des grands constructeurs et du risque énorme qui s’y rattache. En laissant les grandes marques mondiales faire la pluie et le beau temps, dicter les règles techniques à leur seul bénéfice, à ne donner que des « miettes » aux écuries indépendantes, à s’arracher les plus grandes parts des recettes sur la seule base de leur notoriété, le Championnat du monde court tout droit à sa perte. Il suffit du retrait d’un seul des motoristes présents pour tout faire basculer. Or, on le sait, de tous temps, les motoristes sont venus en F1 et l’ont quitté, éventuellement. Ceux qui restent, ce sont les McLaren et les Williams, auxquels se sont ajoutés les Red Bull, Force India et plus récemment Haas, pour ne nommer que ceux-là.

Liberty Media a promis, en remportant la course à l’acquisition de la F1, que l’ensemble du plateau aurait dorénavant voix au chapitre et que toutes les écuries seraient appelées à travailler à l’unisson. Sous Bernie Ecclestone, on s’est éloigné du principe, au lieu de s’en approcher. Reste à savoir si les nouveaux décideurs pourront imposer leur volonté et si le pouvoir sportif sera réceptif et surtout, coopératif!

Un héritage démesurément grand!

Nous aurons l’occasion de revenir dans une prochaine chronique sur l’héritage laissé par Bernie Ecclestone à l’univers de la F1 et par ricochet, à l’univers du sport et du divertissement en général. Un héritage colossal, dites-vous? Je choisirais de le qualifier plutôt de « démesurément grand » et ce, dans tous les sens du terme.

Dans la démesure, il peut y avoir quelque chose de bénéfique, qui permet de redéfinir des normes établies et qui fabrique de toutes pièces de nouveaux standards d’excellence. Dans la démesure, il peut y avoir aussi l’oubli de règles élémentaires, comme le respect des traditions et des valeurs fondamentales qui sont à la base même de plusieurs grandes réussites.

Bernie Ecclestone a créé Formula One Constructors Association (FOCA) dans les années 1970, car il croyait dur comme fer que les écuries étaient à la base même du « spectacle » de la F1, qu’elles devaient se regrouper et qu’elles devaient recevoir une reconnaissance équitable de la part du pouvoir sportif. Mais Bernie a aussi rapidement compris que la F1, si elle le voulait, pouvait sauter à pieds joints dans la grande révolution que s’apprêtait à vivre la télévision à l’échelle mondiale et il se sentait capable, mieux que quiconque, d’être celui qui allait mener « son » univers vers cette « terre promise ». Peu importe la façon dont il s’y est pris, il y est arrivé de façon grandiose. Au point où la F1 s’est transigée, il y a peu de temps, à hauteur de 8 milliards US!

Bernie Ecclestone est devenu très, très riche au passage, on le sait. Mais il a aussi généré une immense richesse pour plusieurs personnes autour de lui, dans les cercles de la F1. Bernie Ecclestone n’a pas hésité à bousculer sur son passage des gens très importants et influents, de tous les milieux. Mais il est aussi demeuré extrêmement fidèle à une poignée de gens « ordinaires » qui ont consacré leur vie au quotidien de la F1. Son acidité proverbiale, dans ses déclarations publiques, n’avait d’égal que sa simplicité, son humour et son respect quand on le retrouvait dans des situations un peu plus intimes.

Comme mentionné précédemment, nous en reparlerons sous peu.

Entre temps, il y aura beaucoup à suivre d’ici le Grand Prix d’Australie, à la fin du mois de mars!