Un gagnant de la coupe Stanley peut presque parodier la pub de Loto-Québec qui dit que « gagner la 6/49, ça ne change pas le monde sauf que… » Gagner la précieuse coupe, pour la majorité des individus, ça change beaucoup de choses. Toute une vie dans certains cas. De très grands joueurs, qui ne sont jamais parvenus à la gagner, auront toujours l'impression d'être passés à côté de l'essentiel durant leur carrière.

Le premier nom qui nous vient à l'esprit est Marcel Dionne. Dix-huit saisons, 731 buts et 1 771 points plus tard, il est rentré à la maison sans la moindre bague au doigt. Mike Gartner a connu une carrière exceptionnelle, mais il n'y a pas de coupe inscrite à son c.v. d'athlète. Raymond Bourque a dû être échangé au Colorado pour pouvoir caresser  de justesse cette ambition à sa 22e et dernière saison.

Il n'y a pas que les athlètes qui en rêvent. Le parcours d'un entraîneur ne sera jamais complet s'il se retire sans avoir conduit une équipe au plus grand des championnats au hockey. Le regretté Pat Quinn a passé 21 ans et 1 400 parties derrière un banc. Il a remporté 684 victoires sans avoir touché à la coupe. Jacques Martin (1 294 parties), Bryan Murray (1 239) et Paul Maurice (1 119) n'ont jamais gagné le dernier match de la saison.

Jacques Demers appartient à la catégorie des entraîneurs privilégiés qui ont accompli cet exploit. Non seulement a-t-il remporté la coupe Stanley, mais il a célébré l'évènement dans sa ville natale. Ce n'est pas donné à tout le monde de parader avec la coupe dans les rues de sa ville. On n'a qu'à penser à la situation des Maple Leafs de Toronto. Pas facile pour un entraîneur torontois de gagner chez lui quand il n'y a pas eu de célébrations dans la ville reine depuis 1967.

Après l'élimination des cinq équipes canadiennes ce printemps, Demers est toujours le dernier entraîneur à avoir remporté la coupe au Canada. Personne n'a pu lui ravir le titre en 22 ans.

Demers est fier de cette réalisation et avec raison. Après tout, seulement six entraîneurs québécois ont gagné la coupe Stanley dans toute l'histoire des séries et il est l'un de ceux-là. Les autres sont Scotty Bowman (9), Claude Ruel, Jacques Lemaire, Pat Burns et Jean Perron.

La peur que cela ne se produise pas

Demers sait exactement comment doivent se sentir en ce moment Alain Vigneault, Jon Cooper et Bruce Boudreau, trois des quatre finalistes qui ne l'ont jamais gagnée. Il en a rêvé longtemps. Il a eu peur que cela ne se produise jamais dans son cas. Après tout, il n'y a qu'un gagnant par année. Quand on connaît une carrière de 10 à 15 ans, la fenêtre des possibilités n'est pas très grande dans un circuit à 30 équipes. Il lui a fallu effectuer un long détour par Québec, Saint-Louis et Detroit avant que le petit miracle se produise finalement, à Montréal, en plein Forum.

« J'ai participé à des finales de conférence avec les Blues et les Red Wings. À chaque occasion, j'ai cru que j'allais la gagner. En 1986, nous avons disputé le septième match de notre finale d'association contre Calgary. Nous étions à cinq victoires de la remporter. Nos valises étaient faites; nous partions pour Montréal. Malheureusement, nous avons perdu ce septième match 2-1. J'ai mis beaucoup de temps à oublier cette énorme déception. Nous aurions affronté le Canadien en finale. Tout aurait été possible », rappelle-t-il.

Heureusement, il a pu se reprendre en 1993 en la remportant dans sa propre cour. Ça fait quoi gagner une coupe Stanley? Selon lui, ça change la conception que les gens se font de l'entraîneur. Ça fait de lui un gagnant pour la vie.

« C'est sûr que ça change une vie, dit-il. Quand tu la gagnes, tu réalises soudainement que peu d'entraîneurs en ont fait autant et à quel point tu es privilégié de faire partie de l'élite de ton sport. Je n'y pense pas tous les jours, mais c'est sûr que c'est une fierté de l'avoir fait. Ce qui est plus valorisant encore, c'est de l'avoir gagnée au Québec. »

Le fait d'être le dernier coach à l'avoir méritée au Canada lui fait un petit velours. Chaque printemps, cela le ramène dans l'actualité à l'heure des séries. Les journaux lui consacrent des articles. On le reçoit en entrevues à la télé. Les gens lui demandent inlassablement si c'est cette année que le Canadien va mettre fin à sa période de disette. Grâce au trophée gagné il y a 22 ans, il reste un personnage important.

Mieux encore, il croit que cette notoriété canadienne lui vaut aujourd'hui d'être sénateur. Au sénat et à la chambre des communes, on l'appelle simplement coach. Il se dit respecté pour ce qu'il a accompli dans le hockey, au même titre que l'est Frank Mahovlich, un sénateur libéral.

« Sans cette coupe Stanley, je ne serais pas devenu sénateur, j'en suis sûr. Quand le premier ministre Stephen Harper m'a appelé pour m'offrir le poste, je lui ai répondu: « Pourquoi moi? Mon éducation est limitée. » Il m'a expliqué que je suis un rassembleur, un gagnant et un gars d'équipe. C'est le genre d'individu qu'il voulait dans son équipe. »

Qu'en penserait son père aujourd'hui?

Jacques Demers a vécu une enfance difficile dans l'entourage d'un père alcoolique qui l'a toujours traité comme un moins que rien. Il lui a souvent répété qu'il ne ferait jamais rien de bon de sa vie. Or, il est parti d'un camion de Coca-Cola pour diriger des équipes dans l'Association mondiale et dans la Ligue nationale. Il a été nommé deux fois l'entraîneur de l'année en plus d'avoir été finaliste au trophée Jack-Adams une troisième fois. Finalement, il a gagné la coupe Stanley et il est devenu sénateur.

Il est permis de croire qu'un tel palmarès aurait fait ravaler à son père tous les commentaires blessants qu'il lui a lancés au visage.

« Je suis convaincu qu'il serait fier de moi aujourd'hui, souligne-t-il. Ma mère, elle, sait ce qui se passe. Avant de mourir, elle m'avait demandé de ne pas être comme mon père et de devenir une bonne personne. J'ai tenté de respecter sa volonté. D'ailleurs, c'est à elle que j'ai pensé quand j'ai soulevé la coupe. Même si ceux qui t'ont guidé dans la vie ne sont plus là, tu ne veux pas les décevoir. » Demers ne vivra pas assez vieux pour oublier tout ce qu'il a subi à la maison, mais il est catégorique sur un point.

« Si mon père avait totalement changé son opinion à mon sujet à la suite de mes succès, cela aurait représenté la victoire la plus importante de ma vie après la coupe Stanley. »