Le 2 novembre 1937, une tradition est née. À la suite du décès d’Howie Morenz, le Club de hockey Canadien retire son numéro 7 de la circulation. Ce rituel ne se reproduit que 23 ans plus tard lorsque le numéro 9 de Maurice Richard devient lui aussi un chiffre sacré à Montréal.

Plusieurs autres retraits ont eu lieu depuis. Si certaines sacralisations ont fait l’unanimité, d’autres ont été les sujets de débats. Aujourd’hui, on trouve 15 numéros au plafond du Centre Bell, mais aux yeux de Gaston Legault, un grand brille toujours par son absence.

« Lorsque le numéro d’un joueur aussi important que Toe Blake n’est pas retiré, c’est qu’il y a eu un oubli ou une injustice. Les occasions de le faire n’ont pas manqué. »

Gaston Legault est un disquaire à la retraite. Ce citoyen de Valleyfield est aussi une encyclopédie vivante de hockey. À 80 ans, il écrit des brochures sur l’histoire du hockey local. Le 20 août dernier, monsieur Legault a lancé un essai intitulé « Mr Toe » à la Libraire Boyer. Il souhaite mobiliser la population pour faire retirer le numéro 6 que Shea Weber prévoit porter cet automne. Comme Gaston Legault l’explique, les occasions de le faire n’ont pourtant pas manqué.

Monsieur Toe« Lorsque Toe Blake a été embauché à titre d’entraineur en 1955, ç'aurait pu se faire. Lorsqu’il a été intronisé au Temple de la renommée en 1966 ou lorsqu’il a pris sa retraite en 1968, l’occasion était là. En 1982, il a été décoré de l’Ordre du Canada. C’est un autre rendez-vous manqué. Lors du centenaire, le Canadien aurait dû honorer Blake en même temps que Butch Bouchard et Elmer Lach. Ça ne s’est pas fait. Je crois qu’il est temps de rectifier cette erreur. »

Le Canadien a retiré beaucoup de numéros dans la dernière décennie, mais les grandes vedettes des quarante premières années ont été ignorées. Newsy Lalonde, Georges Vézina et Aurèle Joliat brillent toujours par leur absence au plafond du Centre Bell. Leurs numéros sont toutefois hors de la circulation, puisqu’ils ont porté le 4, pour Lalonde et Joliat, et le 1 dans le cas de Vézina. Le numéro 6 de Blake, lui, est toujours disponible. Quelque chose d’étrange lorsqu’on connait l’importance qu’il occupe dans l’histoire du club.

Le Canadien de Toe Blake

Hector Blake est intronisé au Temple de la renommée du hockey en 1966. À l’époque, il a déjà sept coupes Stanley à titre d’entraineur-chef du Canadien. C’est toutefois comme joueur qu’il trouve sa place au Panthéon. Ce n’est pas pour rien. Ses 13 saisons dans l’uniforme bleu, blanc et rouge parlent d’elles-mêmes.

Toe Blake rejoint le Tricolore en 1935. À l’époque, son nom est déjà inscrit sur la coupe à titre de membre des Maroons de Montréal pour lesquels il n’a joué que huit joutes en 1934-1935. Comme l’explique Gaston Legault, le Canadien vit une des périodes les plus sombres de son histoire.

« Avant l’arrivée de Maurice Richard, le club ne gagnait pas beaucoup. De la retraite d’Aurèle Joliat, en 1937, jusqu’à l’arrivée du Rocket, Blake est la seule tête d’affiche du Canadien. À Montréal, il était admiré de tous. Lorsqu’il jouait dans les ligues mineures, Maurice Richard en personne disait haut et fort qu’il voulait jouer pour le "Canadien de Toe Blake". Ça en dit long! »

Le club montréalais peine à gagner la coupe Stanley, mais Toe Blake n’y est pour rien. Il est un des meilleurs joueurs de la LNH. En 1939, il remporte le trophée Hart et il termine premier marqueur de la ligue. L’année suivante, il est nommé sur la première équipe d’étoiles du circuit pour une deuxième fois en deux ans. C’est en 1940 qu’il commence à jouer avec Elmer Lach avant la création de la fameuse « Punch Line. »

En 1942, Dick Irvin ajoute Maurice Richard à son premier trio. Blake hérite enfin de deux compagnons de trios aptes à l’aider à remporter la coupe Stanley. Maurice Richard et la « Punch Line » ont tellement de succès, qu’on finit par en oublier les exploits antérieurs de Blake. Le vétéran joue aussi un rôle de premier plan dans les succès du Rocket. Comme l’explique Gerry Plamondon, Toe Blake a eu un impact significatif sur la carrière de Maurice Richard.

« Maurice Richard avait tout pour devenir une vedette, mais Toe Blake l’a énormément aidé en début de carrière. Blake était le doyen de l’équipe à cette époque. Lorsqu’un jeune commence dans la LNH, il a besoin d’un mentor pour le guider. Blake a bien joué son rôle de capitaine. »

Gerry Plamondon est né le 5 janvier 1924. Ancien ailier gauche du Tricolore, il est le doyen des anciens Canadiens. Il est appelé en renfort par Dick Irvin lorsque Blake se fracture la cheville en 1948. Monsieur Plamondon n’a que de bons mots pour Hector Blake.

« Lorsque je suis arrivé, il était encore dans l’entourage de l’équipe. Il a continué à voyager avec nous sur la route. Il jouait toujours son rôle de capitaine. Il faisait le lien entre les joueurs et la direction comme Butch Bouchard l’a si bien fait. »

Peu de gens s’en souviennent, mais Blake est un des plus grands capitaines de l’histoire du club. Il a porté le "C" sur son uniforme durant huit saisons. C’est sous sa direction que le club est finalement sorti de ses années noires. Comment expliquer que son numéro n’est toujours pas retiré? Gaston Legault croit tout simplement qu’on l’a oublié avec les années. C’est très plausible. À 92 ans, Gerry Plamondon est en pleine santé et il a une mémoire débordante de souvenirs. Il ne peut toutefois pas se prononcer sur les exploits de Blake durant les années 30.

« C’est trop vieux pour moi. J’étais un enfant à l’époque. Je portais encore des culottes courtes! »

Malgré la disparition des témoins de l’époque, la fiche de Blake parle d’elle-même. En 569 joutes avec le Canadien, Blake a marqué 235 buts et il a récolté 292 aides pour produire 527 points. Presque soixante ans après sa carrière, il est toujours 21e marqueur de l’histoire du club. Sa production offensive en séries éliminatoires est d’autant plus impressionnante. En 57 matchs, il a compté 25 buts et il a amassé 37 passes pour un total de 62 points. Comment peut-on ignorer de tels exploits?

Victime de son propre succès

Lors du 75e anniversaire du Canadien, en 1985, les partisans ont eu le plaisir d’élire une équipe d’étoiles des plus grands de l’histoire du club. Sans surprise, Jean Béliveau a hérité du poste de joueur de centre. Toe Blake a remporté le scrutin à titre d’entraîneur. Avec ses huit coupes Stanley, il n’y a toujours rien de surprenant. En fait, Toe Blake a tellement été un entraineur extraordinaire, qu’on en a oublié sa carrière de joueur. Gaston Legault est bien placé pour en parler.

« J’ai discuté avec des membres de l’organisation du Canadien et on m’a dit qu’on ne retirait pas les numéros des entraîneurs. Ça ne tient pas la route. Bernard Geoffrion a aussi dirigé le club et il a son numéro au plafond du Centre Bell... »

Gaston Legault croit que Blake doit aussi être honoré à titre de joueur. Il a d’ailleurs une idée de la date à laquelle le numéro 6 pourrait être retiré. Il propose le 10 janvier 2018 pour le soixantième anniversaire de son dernier match avec le Canadien. Monsieur Legault mène cette lutte par soif de justice, mais aussi parce que l’ancien numéro 6 du Canadien a marqué sa région natale.

Toe Blake« À Valleyfield, Toe Blake est un homme très important. Il a fait l’unanimité à titre d’entraîneur. C’est grâce à lui que notre ville a remporté la coupe Alexander en 1951. Notre équipe, les Braves, n’avait jamais rien gagné de marquant avant que Toe Blake en devienne l’entraineur. Voilà pourquoi cette cause me tient tant à cœur. »

C’est durant son passage avec les Braves, de 1949 à 1953, que Toe Blake a fait ses classes à titre d’entraîneur. À sa première saison, en 1949-50, il a rechaussé les patins pour se convertir en défenseur. Il cesse définitivement de jouer à l’automne 1950 pour occuper le poste d’entraîneur et de directeur général. À l’époque, Blake recrute le défenseur Jacques Deslauriers. À 87 ans, son opinion de Toe Blake est toujours aussi bonne aujourd’hui.

« Lorsque Toe Blake m’a invité à rejoindre les Braves, j’étais très content de pouvoir jouer sous ses ordres. C’était une légende! Il avait la capacité d’aller chercher le meilleur de chaque joueur. Lorsqu’on perdrait un match sur la route, il ne nous punissait pas. Il se contentait de garder le silence jusqu’à notre retour à Valleyfield. »

Deslauriers est un des gagnants de la coupe Alexander de 1951. Champions de la Ligue sénior du Québec, les Braves ont remporté le championnat amateur canadien cette même année sous la direction de Toe Blake. Au sein de la même équipe, on trouve le défenseur Bert Bourassa. L’ancien défenseur de 86 ans parle de son entraineur avec enthousiasme.

« Toe Blake, je l’aimais tellement. Tous les joueurs en étaient fous. Moi, j’ai eu souvent mal à partir avec certains de mes entraîneurs. Certains nous criaient par la tête lorsqu’il y avait 10 000 personnes dans les gradins. Jamais Toe Blake ne faisait ça. J’aurais fait n’importe quoi pour lui. Il m’a appris beaucoup de choses et je lui en suis encore reconnaissant aujourd’hui. »

Blake n’est pas seulement un entraîneur respectueux de ses joueurs. Il est aussi un grand pédagogue. Gordie Haworth a aussi joué pour Blake à Valleyfield. Il a toutefois rejoint le club à l’été 1951. À l’époque, il vient de terminer son stage junior avec les Citadelles de Québec. L’ancien joueur de centre de 84 ans parle de Blake comme d’un scientifique du hockey.

« À l’époque, beaucoup d’entraîneurs se contentaient de crier. Avec ces entraîneurs, on n’apprenait rien. Blake était issu du système du Canadien. Il misait beaucoup sur le coup de patin et le positionnement des joueurs. Il enseignait aux gars comment bien effectuer les passes. Il savait comment donner confiance aux joueurs. Avec Toe Blake, on ne jouait pas sur les talons. »

Bruce Cline est un vieil ami de Gordie Haworth. Il a quitté les Citadelles en même temps que lui pour joindre les Braves. L’ancien ailier droit de 84 ans se souvient de l’aspect défensif du système d’Hector Blake.

« Lorsque nous avons rejoint les Braves, Toe nous a accueillis à bras ouverts. Il nous a beaucoup fait jouer en infériorité numérique. C’était notre spécialité à Québec. Toe Blake tenait mordicus à ce qu’on réduise au maximum le nombre de tirs au but. Chaque joueur avait son homme et il ne fallait surtout pas le perdre lorsqu’on était dans notre zone. »

À la même époque, Larry Kwong est une des grandes vedettes des Braves. Premier joueur asiatique de l’histoire du hockey professionnel, Kwong a aussi été entraîneur en Suisse durant six ans. Les succès de Toe Blake à la barre du Canadien ne l’ont pas du tout surpris.

« Il était un entraîneur extraordinaire. La coupe Alexander, il est la raison pour laquelle nous l’avons gagné à Valleyfield. J’ai adoré jouer pour lui. »

Anne Minh-Thu Quach et Gaston LegaultCe mouvement n’est donc pas né à Valleyfield pour rien. Gaston Legault n’est pas le seul à être reconnaissant envers Toe Blake. Parmi ses appuis, on trouve d’ailleurs plusieurs politiciens locaux. Anne Minh Thu Quach, députée NPD du conté de Salaberry-Suroît, est du nombre.

« Nos concitoyens sont très attachés à Toe Blake. Il a marqué notre région et le Canadien est garant du patrimoine collectif. Voilà pourquoi je supporte l’initiative de monsieur Legault. À titre de députée, c’est mon devoir de les accompagner dans ce type de démarches. »

Depuis son arrivée à la direction du club, Geoff Molson a rectifié plusieurs erreurs historiques. Le 8 novembre 2014, il a réuni le « Big three » en hissant le numéro 5 de Guy Lapointe au plafond du Centre Bell. L’avenir nous dira s’il en fera de même avec la « Punch Line » en honorant Hector « Toe » Blake. Dans l’au-delà, ses deux compagnons de trio sont certainement les premiers à supporter l’initiative de Gaston Legault.