Pour un peu tout le monde, Claude Ruel était un homme de hockey aux milles dimensions. Il a tout fait dans le hockey, y compris y avoir laissé un oeil à 17 ans alors qu'il était en pleine ascension et promis à un brillant avenir comme défenseur.

Sam Pollock l'a gardé à son emploi après ce malheureux accident. Il est devenu recruteur, entraîneur du Canadien junior à 19 ans et directeur du recrutement avec le Canadien avant de succéder à Toe Blake à 29 ans. Blake avait plié bagages après avoir remporté sa huitième coupe Stanley derrière le banc de l'équipe. C'était tout un défi de chausser ses souliers sans jouir d'une vaste expérience du métier. Dès sa première saison, l'équipe a récolté 103 points et remporté la coupe Stanley faisant de lui le plus jeune entraîneur dans l'histoire de l'équipe à avoir réussi cet exploit.

Rongé par la pression, il avait abandonné son poste deux ans plus tard. Il avait même quitté le banc pour rentrer au vestiaire dans les derniers instants d'un match au Minnesota alors que le Canadien s'accrochait à une mince avance d'un but. C'en était trop pour lui. Les joueurs avaient terminé le match sans entraîneur.

Quelques semaines plus tard, Pollock avait refusé d'accepter sa démission, si bien que Ruel était allé frapper à la porte du président David Molson pour lui demander d'intercéder auprès du directeur général pour qu'il le laisse partir. Fidèle à l'entreprise, il avait repris du galon quand on lui avait demandé de remplacer Bernard Geoffrion en décembre 1979, trois mois après les débuts du nouvel entraîneur.

Les amateurs et les journalistes le reconnaissent comme un enseignant qui a peaufiné le talent des espoirs du Canadien, notamment les Houle, Tardif, Lafleur, Gainey, Robinson, Tremblay, Risebrough, Lapointe, Bouchard, Brisebois et combien d'autres.

« Claude est venu me chercher en Abitibi il y a 50 ans, raconte Réjean Houle, président des Anciens Canadiens. Mon père était impressionné de voir entrer dans la maison Gilles Laperrière (frère de Jacques), Ronald Caron et Claude Ruel. Il n'était à peu près pas question d'argent dans le temps. Je me demande même si on en avait discuté. C'était plutôt une affaire de : « On va prendre soin de votre garçon, on va lui trouver une bonne pension et on va veiller sur lui ».

Houle parle avec émotion du rôle qu'il a joué avec les jeunes des années 1970. « Il était exigeant, mais il était aussi très près de nous, dit-il. Scotty Bowman brandissait le fouet et Claude arrivait par-derrière pour ramasser les jeunes tout croches et leur redonner confiance. C'était son rôle. Il voulait qu'on s'améliore et qu'on réussisse. Il était intense. Quand il envoyait une rondelle dans ta direction, tu étais bien mieux de l'attraper. Quand on levait le pied, il nous rappelait tout de suite à l'ordre. Il a été vraiment bon pour nous tous. »

Un décès inattendu

Ruel a été trouvé sans vie vers 6 h 30 ce matin au pied de l'ascenseur de l'immeuble à condos qu'il habitait à Longueuil. Ses dernières heures sur terre ont été à l'image de ce qu'il a toujours fait dans sa vie. Dimanche soir, il a assisté à un match de hockey junior à Boisbriand. Puis, comme il le faisait régulièrement, il est allé parier aux courses, son autre passion. Il a fini la soirée à l'Hippo-Club de Boucherville avant de rentrer chez lui et de s'écrouler dans l'entrée de l'édifice. Comme il était tard, on ne sait pas pendant combien de temps, il est resté étendu sur le plancher.

Ce sont les policiers qui ont appris la mauvaise nouvelle à son fils Jean qui, divorcé, habitait avec son père depuis un an, lui-même veuf depuis plus de 20 ans.

Ruel avait repris le chemin des arénas d'une façon assidue depuis deux ans. Il aimait toujours autant visionner des matchs et analyser le talent des jeunes. Il aidait aussi généreusement certains recruteurs.

Par contre, il mangeait toujours aussi mal dans les arénas, dans les pistes de course et dans les salons des parieurs. Il en a ingurgité des hot-dogs, des hamburgers, des frites et des boissons gazeuses au cours des 60 dernières années, de sorte que sa santé était très hypothéquée, on le comprendra.

« L'automne dernier, on lui a appris que sa pression artérielle était élevée, souligne son fils. Le médecin lui a conseillé d'arrêter de manger de la cochonnerie. Papa m'a fait remarquer qu'il n'avait pas l'intention de modifier ses habitudes de vie à 76 ans. C'est ce qu'il aimait manger par-dessus tout. Pas question pour lui de suivre cette recommandation. »

On croit que Ruel a été victime de quatre et à six crises cardiaques dans sa vie. Chaque fois, il a refusé d'être opéré. Il sortait de l'hôpital par lui-même et retournait à son petit train-train quotidien. Il est étonnant qu'il ait vécu aussi longtemps en défiant ainsi les lois de la nature.

« Son grand ami, le restaurateur Claude Saint-Jean, après avoir subi un malaise cardiaque, est décédé sur la table d'opération, précise Jean. Pour mon père, il n'était pas question de courir le risque de finir ses jours de la même façon. C'est pourquoi il a toujours refusé qu'on le traite. On ne lui a jamais débouché les artères et il a continué de mal s'alimenter. Le matin, il prenait ses médicaments avec du coke. »

Il parle de son père avec une émotion qu'on peut facilement comprendre quand on connaît son histoire. Il a été un père exceptionnel qui s'est comporté avec lui comme il le faisait avec ses « petits gars » sur la patinoire. Il a été compréhensif et tolérant. C'était un homme qui ne jugeait personne, selon lui.

« Mon père m'a sauvé quand j'étais jeune, explique-t-il. J'étais un orphelin de la Crèche d'Youville quand il m'a adopté à l'âge de trois mois. Il avait promis de sauver un garçon s'il gagnait la coupe Stanley à sa première saison en 1969. Il est venu me chercher et il m'a appelé Jean en l'honneur de Jean Béliveau. Il a pris soin de moi d'une façon incroyable. J'ai été chanceux de l'avoir à mes côtés. Je n'ai pas toujours été un enfant facile, mais il a toujours été patient. Il m'a beaucoup aimé ».

Jean a aujourd'hui deux filles, Audrey et Sophie, âgées respectivement de cinq et sept ans, qui se plaisaient à dire qu'elles avaient le plus beau grand-papa du monde. Un grand-papa gâteau qui les adorait.

Sauvé de l'orphelinat, Jean Ruel est malheureusement redevenu orphelin ce matin.

Une opinion respectée

Le disparu a été immensément respecté par Sam Pollock. Ses opinions d'homme de hockey comptaient pour l'un des meilleurs directeurs généraux que le hockey ait connus, peut-être le meilleur.

On l'a compris en juin 1971 quand est venu le temps de repêcher Guy Lafleur. Les opinions étaient partagées autour de Pollock. Ronald Caron souhaitait qu'on réclame Marcel Dionne. Ruel tenait mordicus à ce que le premier choix de l'équipe et de la ligue soit Lafleur. Durant la réunion qui a précédé le repêchage, Ruel, choqué à la pensée qu'on puisse réclamer un autre espoir que Lafleur, s'était levé et avait voulu quitter la salle.

« Assieds-toi Claude, on va prendre Lafleur », avait tranché Pollock.

Ruel aurait pleinement mérité d'être intronisé au Panthéon de la Renommée du hockey qui existe justement pour reconnaître les gens qui ont consacré une vie entière au hockey. Ce critère correspondait parfaitement au profil d'un gars comme lui qui a donné sa santé et sa vie à un sport qui a été sa raison d'exister.

Une année, sa candidature a été étudiée par le comité de sélection, mais elle n'a pas fait beaucoup de chemin. Dans les cercles du hockey, Ruel était surtout reconnu comme un loyal serviteur. À Montréal, il a représenté un rouage important de l'organisation. Il a occupé toutes les fonctions possibles. Il a déniché un nombre considérable de joueurs talentueux qu'il s'est appliqué ensuite à développer sans relâche. Pour Scotty Bowman, il a été d'une aide appréciable. Bowman dirigeait l'équipe et Ruel gardait tout son monde sur la glace une fois les entraînements terminés pour leur en demander davantage. Ses petits gars ont beaucoup sué, mais ils sont tous devenus meilleurs grâce à lui.

Ruel a écoulé les dernières années de sa vie dans un quasi anonymat. C'est ce qu'il souhaitait. On l'a vu pour la dernière fois aux funérailles de Jean Béliveau. On l'avait invité à prendre place parmi les membres de l'équipe, mais il avait choisi un banc inoccupé à l'arrière de l'église où on l'a vu pleurer la mort de celui qui lui avait inspiré le nom de son unique enfant.

Ruel ignorait ce jour-là qu'il s'agissait aussi de son aurevoir à la grande famille du Canadien.