Quelques fantômes du vieux Forum ont suivi le Canadien lors de son déménagement au coeur du centre-ville. Parfois, on les voit rôder autour de l'équipe. Il y a le vénérable Henri Richard qui prend place dans les gradins régulièrement. Il y a Dickie Moore, qui est venu bien près de perdre la vie à l'occasion d'un grave accident de la route il y a quelques années, toujours souriant malgré une condition chancelante. Et il y a Jean Béliveau, le fantôme en chef, celui pour qui l'affection des Québécois ne s'est jamais démenti.

Quand l'ancien capitaine de 81 ans prend place dans les gradins, à quelques pas du banc des joueurs, les gens le saluent comme un ami qu'on est content de revoir. Quand son visage apparaît à l'écran, les applaudissements fusent.

L'an dernier, quand Jean Béliveau a subi un deuxième accident vasculaire cérébral en autant d'années et quand il en a eu un troisième, moins grave celui-là, durant son hospitalisation, le Québec a retenu son souffle. Hospitalisé pendant quatre semaines, dont les deux premières au cours desquelles il n'a été conscient de rien, il a passé cinq autres semaines dans un centre de réadaptation.

La dernière fois que je lui ai rendu visite, l'été dernier, il avançait clopin-clopant en poussant une marchette. Sa démarche légendaire, le corps droit et fier, n'y était plus, ce qui n'était pas très réconfortant. Pourtant, il m'a dit ce jour-là qu'il avait l'intention de retourner au Centre Bell éventuellement. Il s'apprête à tenir promesse. Appuyé sur une canne, il a l'intention d'être là pour le match inaugural. Par sa présence, le fantôme en chef viendra dire aux joueurs d'une génération bien différente qu'il les a à l'oeil et qu'ils ont la responsabilité de poursuivre la tradition. Ça tombe bien puisque le nouveau slogan de l'équipe insiste sur le fait que les joueurs devront se refiler mutuellement le flambeau durant cette courte saison ravagée par un regrettable conflit de travail.



Parions que Jean Béliveau aura une longue ovation si on le montre sur l'écran géant du Centre Bell.

Qui sait, peut-être que le lock-out lui aura été salutaire à lui aussi. Il l'aura peut-être aidé à refaire une bonne partie de sa santé. En octobre, il n'aurait pas pu être là, mais les derniers mois lui ont permis de donner congé à sa marchette pour toujours, il l'espère.

Comme il le dit lui-même, il y a des jours où ça va et des jours où c'est plus difficile. «L'Âge d'or, c'est beau quand tu es en santé, dit-il en souriant. Quand t'es malade, c'est une autre histoire. Heureusement, mon moral, lui, reste intact.»

Il va faire l'impossible pour être de ce premier match. Le hockey lui a manqué. Le coeur y est, mais les jambes, c'est autre chose. «J'ai deux ennuis majeurs, avoue-t-il. J'ai un problème d'équilibre. Si je pars d'un bord, je compte sur ma canne pour me soutenir. Je manque également d'énergie. Quand arrive le soir, je suis très fatigué. Quand on a eu une vie très active et qu'on tombe au ralenti, il faut pouvoir s'acclimater au changement. Il ne faut surtout pas se laisser aller.»

Les derniers mois n'ont pas été particulièrement faciles avec toutes ces visites à l'hôpital pour y subir des tests et des prises de sang. Il a pleinement eu le temps de s'adonner à son autre passion: la lecture. Il vient à peine de terminer le livre racontant la carrière et la vie d'Arturo Gatti.

Il a commencé à respecter sa résolution de l'année en faisant un peu de tapis roulant. «Je reviens de loin, c'est certain. Je ne pourrai jamais assez remercier les médecins de l'Hôpital Général qui ont pris soin de moi. Sans eux, j'ai l'impression que je ne serais plus ici», souligne-t-il.

Le lock-out et le Canadien

Béliveau mentionne qu'il ne connaissait pas suffisamment tous les enjeux du lock-out pour pouvoir prendre position dans ce conflit. Tant mieux si les joueurs sont satisfaits, mais il affirme que ses pensées sont surtout allées vers les amateurs et les commerçants qui en ont payé le prix. Il s'est aussi perdu un temps précieux du côté des joueurs, selon lui.

«Une carrière défile vite. Ce n'est pas tout le monde qui peut jouer durant 15 ans», dit-il.

Il ne se prononce guère plus sur le genre d'équipe que présentera le Canadien cette saison parce qu'il connaît très peu les joueurs. Il dit s'en remettre aux prévisions des journalistes, même si le fait que plusieurs d'entre eux placent le Canadien entre le 10e et le 12e rangs le chicote un peu.

«Ça m'étonne un peu de voir ça, admet-il. J'aimerais qu'on prédise un meilleur résultat à l'équipe, mais je n'ai pas d'opinions précises qui me permettent de croire qu'elle pourrait faire mieux. C'est surtout le coeur qui parle. Moi, je n'ai manqué les séries qu'une fois durant ma carrière. J'aimais tellement jouer durant les éliminatoires. Tout le monde est plus nerveux dans ces moments-là. La satisfaction est tellement grande quand on gagne.»

Il espère bien pouvoir gravir l'escalier qui va le mener à son banc à l'occasion du premier match. Il ne cache pas que ses visites seront plus espacées dans l'avenir. Il comptera sur RDS pour lui faire voir et entendre ce qui passera quand il n'y sera pas.

«La télévision nous montre pas mal tout ce qu'on veut voir. Et puis, quand le match prend fin, on est déjà près de son lit», lance-t-il en souriant de bon coeur.

Ce soir, la jeune sensation Alex Galchenyuk, un Américain d'origine russe, aura peut-être l'occasion de le voir apparaître au tableau indicateur. Peut-être n'a-t-il jamais entendu parler de Jean Béliveau? On lui expliquera que cette légende a toujours porté le flambeau bien haut, bien droit, et que le temps est peut-être venu pour ses bras jeunes et forts de donner congé aux bras meurtris qui lui ont tracé la voie.