MONTRÉAL – Junior Lessard avait averti ses élèves qu’un suppléant prendrait sa place pour les dernières périodes de la semaine. Lui, il passerait l’après-midi sur la route. En soirée, il devait être dans la grande ville pour rendre service à de vieux amis.

À Sainte-Marie-de-Beauce, personne n’a besoin d’un dessin pour savoir où se trouve Montréal. Mais pour qu’on comprenne vraiment où il allait, Lessard a décidé d’expliquer d’où il venait. Il a sorti une carte géographique et du bout du doigt, il a pointé la ville de Duluth, au Minnesota.

C’est là-bas, il y a 14 ans déjà, qu’il a marqué à sa façon l’histoire du hockey.

« Pour les jeunes, même ceux qui ne connaissent pas le hockey tant que ça, ce sont des belles histoires à partager, a remarqué celui qui enseigne aujourd’hui l’anglais à la Polyvalente Benoît-Vachon. Surtout que j’ai eu un cheminement assez différent. Jamais invité Midget AAA, jamais repêché junior majeur, ni dans la Ligue nationale. Les jeunes disent ‘Wow, c’est quand même possible d’atteindre ses buts...’ »

En 2004, pendant que Sidney Crosby raflait à peu près tous les honneurs à la portée d’un joueur recrue dans la LHJMQ, un Québécois forcé à l’exil réalisait lui aussi un exploit unique. À sa quatrième et dernière saison dans les rangs universitaires américains, Junior Lessard remportait le trophée Hobey-Baker remis annuellement au joueur par excellence de la NCAA.

Vous n’avez peut-être jamais encore entendu parler de Lessard, mais vous avez assurément entendu parler des joueurs avec qui il était en compétition cette année-là. Zach Parise. Thomas Vanek. Il était clair pour tout le monde qu’ils étaient promis à une plus belle carrière professionnelle. Mais cette année-là, le rouquin beauceron leur a été jugé supérieur.

« Il y en a toujours qui vont trouver quelque chose à dire, réalise l’homme de 37 ans. Mais moi, j’ai atteint quelque chose que plusieurs croyaient impossible. C’est ça ma fierté. »

S’il avait écouté tous ceux qui n’ont pas voulu lui donner sa chance, Junior Lessard ne serait jamais sorti de Saint-Joseph. À l’époque où il gravit les échelons du hockey mineur, les Estacades du Cap-de-la-Madeleine ont mainmise sur le territoire beauceron. Après son année Bantam, Lessard voit quelques gars qu’il connaît se tailler une place au sein de l’équipe. Lui n’est même pas jugé assez bon pour participer au camp d’entraînement.    

 « Ça m’a piqué et il m’a passé une bulle. J’ai eu le goût d’aller jouer au hockey dans l’Ouest pour apprendre l’anglais. »  

La glace n’est pas immédiatement plus blanche chez le voisin. La première équipe qui donne une chance à Lessard le retranche presqu’aussitôt et déjà, le grand voyageur envisage un retour à la maison. Mais une équipe du Manitoba, les Terriers de Portage La Prairie, l’avait remarqué et lui propose d’arrêter en chemin. Juste pour voir.

L’ascension

Ce n’était pas d’hier que Junior Lessard était dans la marge.

Junior Lessard« Mon rêve, dans le temps, c’était de jouer pour l’Université du Maine, raconte-t-il. J’avais découvert le hockey universitaire américain en allant en vacances à Old Orchard. C’était pas loin de la Beauce. Je voyais leur gilet, j’étais impressionné, et je savais que quelques joueurs étaient passés par là pour se rendre à la Ligue nationale. »

À Portage, Lessard fait tout pour se faire remarquer par les recruteurs. Ralenti par son coup de patin à sa première année, il explose à sa deuxième et termine l’année avec 60 buts et 108 points en 60 matchs. Sur la côte est, sa production n’excite personne, mais les écoles du Midwest l’ont à l’œil. Scott Sandelin, de l’Université North Dakota, lui offre une place, mais celle-ci se libérera seulement un an plus tard. Jim Knapp, de l’Université du Minnesota-Duluth, est plus convaincant. Insistant, même. Il veut Lessard et l’invite à venir visiter les installations du programme.

« Je suis allé voir ça et dès que je suis arrivé, je suis tombé en amour », se souvient le joueur courtisé.

Autre calibre, même problème. Recrue, Lessard accuse encore un retard en raison de son coup de patin. Pour réduire l’écart, ou pour le faire pencher en sa faveur, il emmagasine les heures d’entraînement. « L’été, je revenais en Beauce pour deux mois, je travaillais le plus possible et en juillet, je retournais au Minnesota. Il n’y avait personne, l’école était vide. C’était des sacrifices, mais j’adorais ça. »  

La production offensive de Lessard passe de 4 à 17 buts à sa deuxième année. À sa troisième, il s’approche d’une moyenne d’un point par match et sa fin de saison du tonnerre lui laisse entrevoir sa dernière année d’admissibilité avec optimisme.

« Je m’étais dit ‘Hey, l’année prochaine, tout est possible’. Et effectivement, j’avais commencé l’année en lion. Il y a toujours un petit doute, je me disais que j’allais finir par ralentir à un moment donné. Mais non, ça continuait, ça continuait. C’était difficile à croire. »

À la mi-saison, les exploits de Lessard commencent à résonner dans sa terre natale.

« Même au Québec, ça commençait à jaser. Le Hobey-Baker, même Martin St. Louis n’avait pas gagné ça! C’était un peu comme ça que c’était présenté. Moi je n’y croyais toujours pas. Je regardais Vanek et Parise et je ne sentais pas que j’appartenais à cette catégorie de joueurs. »

À la fin de la saison, Lessard est toujours au premier rang des marqueurs de la NCAA avec 63 points en 45 matchs et il est officiellement mis en nomination pour le titre de joueur par excellence du circuit. Le gardien Yann Danis, un autre Québécois, et Parise sont les autres finalistes.

Lessard a reçu son trophée au lendemain de l’élimination de son équipe en demi-finale du Frozen Four, le carré d’as du tournoi de fin d’année de la NCAA. Dans la défaite, il avait marqué deux buts. « Jusqu’à la fin, ça n’avait jamais slacké », s’étonne-t-il encore aujourd’hui.

Le sommet

Lessard avait 23 ans quand les équipes de la Ligue nationale ont commencé à lui faire la cour.

Junior Lessard« Ça avait commencé quand même de bonne heure, dès le début de la saison. Je me souviens, une équipe était venue me rencontrer, j’avais une carte d’affaire dans mes mains et j’étais là, ‘Wow. Ça se peux-tu?’ Éventuellement, il y avait cinq clubs qui étaient vraiment sérieux et qui étaient prêts à me donner ce que mon conseiller demandait. »

Les Stars de Dallas avaient dit être à la recherche d’un attaquant jeune, mais mature. Lessard y voit un bon match et signe son premier contrat professionnel avec l’équipe du Texas.

« Ils croyaient que j’étais prêt à faire le saut, mais à l’époque, Dallas était une équipe qui avait beaucoup d’argent dans le temps et des joueurs autonomes, ils en signaient en masse. Ils m’ont dit d’aller faire mes preuves dans la Ligue américaine, ce que j’ai essayé de faire. Je pense qu’ils s’attendaient à ce que je sois un gars de top-6, mais je n’étais pas assez rapide. Il ne faut pas oublier que les règlements venaient de changer – ma première année pro, c’était l’année du lockout. Le jeu était encore plus axé sur la vitesse, ça ne m’a pas aidé. Dans la Ligue américaine, je scorais, mais quand j’arrivais plus haut, je voyais qu’il m’en manquait un peu. »

À sa quatrième saison avec les Stars, Lessard est échangé au Lightning de Tampa Bay. Il s’y retrouve sous la férule de John Tortorella, en qui il voit étrangement plus un sauveur qu’un bourreau.

« C’était tout un phénomène, mais je l’aimais. Il a été le seul coach qui a cru en moi. Il me faisait jouer sur la troisième ligne, il voulait que je frappe, que je garde ça simple. C’est un rôle que Dallas ne m’a jamais donné. Torto, lui, m’a donné cette chance. »

Pour la première fois de sa carrière, Lessard passe plus de temps avec une équipe de la LNH qu’avec son club-école. Il joue 19 matchs avec le Lightning et est convaincu qu’il s’est planté les pieds pour de bon dans la grande ligue. Puis, à la fin de la saison, le Lightning congédie Tortorella. Lessard comprend qu’il vient de perdre son plus grand supporteur.  

« C’est peut-être là que... Manger des claques, manger des claques et tout le temps se relever... Cette fois-là, ça a comme fait ‘Ouch’. Ça a été difficile à prendre. »

Lessard est passé dans les organisations des Islanders de New York et des Thrashers d’Atlanta, mais il n’a plus jamais joué dans la Ligue nationale. Des blessures ont commencé à miner sa santé et après un bref passe en Europe et dans la ECHL, il est venu terminer sa carrière près de chez lui, dans la Ligue nord-américaine.

Aujourd’hui, le seul Québécois parmi les 37 récipiendaires du trophée Hobey-Baker, parmi lesquels on retrouve Paul Kariya, Chris Drury, Johnny Gaudreau et Jack Eichel, reste impliqué dans le hockey dans un rôle d’entraîneur-adjoint avec l’équipe juvénile de la polyvalente Veilleux de Saint-Joseph. Et à chaque année depuis huit ans, il rencontre les participants du camp Apex pour les inspirer avec l’histoire de son parcours. Certains avaient encore la couche aux fesses quand il a fait ses valises, à leur âge, pour pourchasser un projet de vie complètement fou. C’est fort de toutes ses réussites, et aussi de ses échecs, qu’il passe le flambeau à la prochaine génération.  

« Oui, j’aurais aimé avoir une plus longue carrière, mais je suis content, conclut le sympathique Beauceron. J’ai fait ce dont j’avais toujours rêvé et j’ai réussi ce que je m’étais toujours fait dire qui allait être impossible. »