Le programme libre de Virtue et Moir
Les commentaires des médaillés d'or

Quand les dernières notes se sont éteintes au Palais des glaces Gangneung, j’avais la gorge nouée et les yeux embués. Je venais, à l’instar de millions de personnes, d’assister à un spectacle inoubliable, marqué par le drame et la performance, par la grâce et la majesté. Les couples Virtue/Moir et Papadakis/Cizeron s’étaient livré une lutte sans merci, battant les records l’un après l’autre, poussant la danse sur glace dans des zones inexplorées, écrivant l’histoire avec leurs lames, avec leur cœur, avec brio.

Depuis leur retour à la compétition, Tessa Virtue et Scott Moir avaient tout remporté : championnat du monde, championnat des Quatre Continents, championnat canadien, épreuves des Grands Prix. Tout, sauf justement la finale des Grands Prix où les Français Papadakis et Cizeron les avaient devancés. Le duel s’annonçait donc géant… et il a été à la hauteur.

Le monde des Français s’était écroulé avec à peine dix secondes d’écoulées au programme court lundi soir (pour nous! Mardi matin pour eux) quand le col de la robe de Gabriella s’est décroché, faisant flotter le vêtement de façon très inconfortable pour la patineuse. Si on a cru voir un éclair de panique dans les yeux du couple, ils ont pourtant poursuivi vaillamment, tentant tant bien que mal de faire abstraction de cette pièce de tissus qui volait au gré de leurs voltes et de leurs gestes. Arrêter les pénaliserait de 5 points, poursuivre était la meilleure solution. Le costume à 2,800 euros, bardé de boutons-pression, de crochets et de coutures de sécurité a flanché sous la pression de la main de Guillaume, et ouvrait une porte pour Tessa et Scott qui suivaient.

Mais leur prestation n’a rien eu du prédateur qui fonce sur un animal blessé. Ils ont fait leur travail consciencieusement, poussant chacun de leurs gestes à sa limite, allant puiser dans leurs ressources intarissables d’élégance, de virtuosité, de séduction. Non seulement ont-ils patiné avec excellence, mais ils ont aussi inscrit un record de pointage au programme court qui allait leur donner une avance de 1,75.

La suite venait dans le libre. On savait que les Français Papadakis et Cizeron avaient le talent pour rebondir, qu’ils sauraient faire abstraction de la catastrophe de la veille pour aller chercher en eux la confiance nécessaire à l’exécution de leur magnifique programme sur la sonate au clair de lune de Beethoven. Ils devançaient Virtue et Moir dans l’ordre de passage, ce qu’on n’arrive jamais à déterminer si c’est un avantage ou un inconvénient. Ils ont fait fi de l’un ou l’autre et ont patiné avec leur cœur et leur âme pour inscrire à leur tour un record du monde, au libre cette fois-ci. La commande était énorme pour Virtue et Moir qui devaient obtenir trois points de plus que leur meilleure marque personnelle pour espérer l’emporter.

Qu’est-ce qui se passe dans la tête des patineurs lorsqu’ils sautent sur la glace? Comment gèrent-ils la pression entre le moment où ils saluent la foule -et les juges- et qu’ils entrent dans leur chorégraphie? Certainement mieux que moi devant mon écran de télévision… Ils n’avaient droit à aucune erreur sur leur magnifique représentation de Moulin rouge et de son fameux Tango de Roxanne. Pas le moindre déséquilibre, pas le moindre accrochage, si léger soit-il. Qu’une glisse parfaite, qu’une symbiose totale avec la musique, que des gestes achevés, des mouvements synchronisés, une expression en harmonie avec le propos de leur chorégraphie. Les quatre minutes s’étirent sur la glace quand on pense à tout ce qui peut arriver de catastrophes dans un si court laps de temps, les quatre minutes passent trop vite quand on savoure un spectacle magistral et qu’on est emporté par l’émotion qu’il génère.

Tessa et Scott ont livré une performance impeccable, inscrivant une nouvelle marque personnelle et un record du monde, un autre, au combiné. Même si l’écart de 1,75 a fondu à moins d’un point, ils ont remporté la médaille d’or brillamment, devant des adversaires qui fréquentent les mêmes cercles divins qu’eux. À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire. Ce fut une médaille d’or glorieuse, tout comme ce fut une médaille d’argent scintillante.

Tessa Virtue et Scott Moir patinaient ensemble pour la dernière fois. Devant une foule en délire, ils ont mis fin à une carrière de 21 ans où ils n’ont jamais patiné avec une autre partenaire que celui et celle qui étaient sur la glace. Ils auront tout dominé, tout remporté au cours de ce voyage exceptionnel, incluant cinq médailles olympiques, dont trois d’or, soit deux individuelles et une en équipe et deux d’argent, individuelle et en équipe. Ils ont survolé leur génération et auront poussé le patinage artistique à un autre niveau, celui où gravitent aujourd’hui Gabriella Papadakis et Guillaume Cizeron.

Il faut souligner le travail de Marie-France Dubreuil et de Patrice Lauzon, les entraîneurs derrière les deux couples médaillés. Ils ont certainement vécu des émotions intenses ces derniers jours, pleurant avec les uns, se réjouissant avec les autres, mais  immensément fiers de voir leurs danseurs aller si loin au bout de leur talent.

Nous avons été témoins de quelque chose d’exceptionnel qui restera longtemps écrit en lettres d’or dans les annales du patinage artistique. Mais surtout, comme le dit le titre de cette chronique, nous avons été touchés par les anges.