Même si quelque 3,3 millions de voitures sillonnent maintenant ses routes, Beijing demeure encore le paradis des vélos. Impossible de bien vivre la rue de Beijing sans la vivre sur un vélo.

Mais attention, le paradis des uns peut rapidement devenir l'enfer et le chaos des autres.

Si vous considérez qu'il y a de l'action sur le rang 8 entre Amqui et Mont-Joli parce que vous avez croisé quatre vélos entre le dépanneur de Dubé et l'étable à Chagnon, une balade à vélo dans la capitale chinoise est contre-indiquée pour vous.

De mon côté, ayant facilement relevé le défi dépanneur-étable, je suis au paradis. Les Pékinois sont vraiment les rois du vélo et la rue appartient toujours au cycliste. Du vieux bonhomme de 75 ans avançant à 5 kilomètres/heure avec ses lunettes de soudeur bien calées, à l'homme d'affaires en complet noir se promenant sur le vélo rose de sa fille équipé de petits bouts de plastique multicolores qui volent dans le vent au bout des poignées, en passant par l'ado post-pubère de 18 ans qui essaie d'avoir l'air viril avec une coupe gaufrée, un chandail des Backstreet Boys, des verres fumés et une ombrelle mauve pâle pour se protéger du soleil… le tout en ayant de l'attitude pour essayer de séduire la Pékinoise.

Quand on sort ainsi vêtu pour faire du vélo, ce n'est pas uniquement pour se rendre du point A au point B. C'est d'abord et avant tout pour faire un statement. Et surtout, pour déstabiliser son adversaire. Pour eux, la piste cyclable est une piste de course, il faut gagner… il faut être le meilleur sur la piste!

Pour l'étranger, le défi est double. Dans un premier temps, ne pas se laisser déstabiliser par ces techniques plus ou moins subtiles d'intimidation (on comprend vite c'est quoi l'intimidation quand la petite madame de 4'3'', 78 livres qui est derrière envoie quatre coups de drelin' drelin' dans le cassse pour manifester son désir de doubler).

Et deuxièmement, il faut rester fort entre les deux oreilles. Ils veulent nous battre, aller plus vite que nous avec leurs lunettes de soudeur, leurs parapluies et leurs drelin' drelin'. C'est une joute mentale, ça joue dur dans les coins, mais nos deux roues ont autant leur place sur la chaussée que celles du gars qui traîne sa femme sur un gros tricycle équipé d'un moteur de tracteur.

La recette est simple pour survivre dans ce monde : être le plus fort et le montrer à chaque seconde. Comment? En ne respectant pas les règles de sécurité routière que l'on apprend au Québec. Si on fait son gentil en attendant patiemment à la lumière que quelqu'un nous laisse passer, on meurt sur le coin de la rue. Il faut foncer. Il faut être le premier parce que personne ne nous laissera passer. En partant du principe que le concept du virage au feu rouge est inversé ici (lire que ce sont les voitures tournant à droite qui ont priorité au feu rouge), on comprend rapidement que le « au plus fort la poche » est une question de vie ou de mort dans la jungle urbaine de la capitale chinoise.

Une fois le concept compris et qu'on a coupé quatre voitures, trois cyclistes et six piétons pour traverser sur la lumière verte, on se sent en confiance. Mais on n'a pas le choix parce que ceux qui sont derrière nous en veulent à mort d'avoir passé devant eux. Donc, là, c'est la course. L'important ici est d'avoir une bonne vision, des réflexes de chat et une bonne monture. Je dois avouer bien humblement que mon vélo, qui possède l'incroyable total de une vitesse, est dans une classe à part. Acheté neuf pour la somme d'environ 40 dollars canadiens, il est dans le haut de gamme. Je l'ai depuis un an et je ne l'ai jamais fait réparer, un exploit incroyable ici, considérant qu'un vélo commence généralement à rouiller après quatre jours et que la première pièce casse après quatre jours.

La vérité est que mon vélo ne vaut rien au Québec, mais ici, il est dans une classe à part! Tout est relatif dans la vie et quand on se bat avec des cyclistes qui n'ont soit pas de frein et qui freinent un utilisant la technique Pierreafeu, soit en débarquant de la selle et avoir les pieds qui font office de frein, soit un vélo dont le poids des parties rouillées est supérieur au poids des parties non-rouillées ou soit un tank de 85 livres en fer forgé, on a un léger avantage.

Mais la quête de l'excellence passe également par les réflexes et la vision, je le rappelle. Un concept cycliste inconnu au Québec est celui du cycliste tortue. Le concept est assez simple. La tortue est celui qui transporte sa maison sur son vélo. Oui, il en existe des centaines et des centaines qui déménagent carrément leur maison entière sur leur vélo. Mais il y a aussi les transporteurs, ceux qui livrent de tout : des cruches d'eau, des bombonnes de propanes, de la bière, des matières recyclables, des fruits et légumes, etc.

Mais attention, quand j'écris transporter, je veux dire transporter. Je ne parle pas ici du commis de dépanneur qui va livrer, dans son beau panier en bois, trois sacs de chips, une caisse de bière et deux livres de steak haché à vélo. Je parle de 25 cruches d'eau pleines, de 25 bombonnes de propanes, de 50 caisses de bière, de 125 melons d'eau, etc.

Comme on ne voit pratiquement jamais la tortue aux commandes de la carapace -- parce que sa cargaison peut faire 12 pieds de haut par six pieds de large -- on voit encore moins ce qu'il va faire. Bifurquer à gauche, à droite, freiner, échapper la moitié de sa cargaison, foncer dans une voiture.

Ajoutez à cela ceux qui circulent en sens inverse (environ 25% des cyclistes), les mecs qui transportent leur blonde assise perpendiculairement sur le support arrière du vélo et portant l'ombrelle, les gens qui marchent sur la piste cyclable au lieu du trottoir, les voitures ou les taxis qui klaxonnent pour dépasser.

Bien humblement, avec ma monture à toute épreuve, mes jambes d'acier et mes réflexes de chat, je suis devenu un maître de la voie cyclable à Beijing. J'ai mis quelques semaines avant de bien comprendre la rue de Beijing. Mais une fois assimilée, c'est « tasse toi mon'oncle ». Faites de la circulation à vélo dans les rues de Beijing une épreuve olympique, et je monte assurément sur le podium.

Je suis encore premier. Personne ne m'a encore dépassé. Je vois le fil d'arrivée. La victoire est dans la poche. Plus que 20 mètres et je gagne la course. Ça y est, je gagne. Non, coup de théâtre. Je me suis fait doubler au tout dernier moment. Le vieux bonhomme de 75 ans aux lunettes de soudeur m'a dépassé. Je suis con. Je n'avais pas vu qu'il avait, attachées de chaque côté de sa roue arrière, des bonbonnes de Nitro!