À quelques dizaines de mètres du Nou Camp se dresse une vieille bâtisse, une ancienne ferme qui fait partie du patrimoine historique de la ville de Barcelone. Et lorsque les dirigeants du Barça obtinrent de la ville les terrains pour y construire leur stade et leurs installations sportives, ils durent s'engager à préserver cette maison.

Ils décidèrent alors d'y loger leur école de football. C'est ainsi que «La Masia» (la ferme), ouverte en 1966, est devenue le nom, le symbole de la formation et du style de jeu «à la catalane».

Mercredi soir à Rome, sept titulaires du Barça (Valdes, Piqué, Puyol, Busquets, Xavi, Iniesta, Messi) étaient des enfants de La Masia. Trois autres, Pedrito (entré en fin de match), Bojan et Muniesa étaient sur le banc. Et, bien entendu, Pep Guardiola.

Le sacre de Rome, la manière avec laquelle il a été acquis et le style éblouissant de cette équipe tout au long de la saison, sont les fruits de cette philosophie de jeu. Les fruits de La Masia.

Le «nouveau football»

Cette tradition du jeu, du beau jeu, de l'attaque et du style, est née dans les années 20, avec le «nouveau football» (en opposition au style anglais) pratiqué en Europe centrale. En Autriche, l'«École de Vienne» (Austria et Rapid), en Hongrie celle de Budapest (Honved, Ferencvaros), ou encore les Tchèques du Sparta Prague, révolutionnent le football avec le «jeu en triangles», les échanges courts, rapides, au sol, les permutations, le mouvement permanent. Les dirigeants barcelonais désirent s'en inspirer. Cette philosophie de jeu ne quittera jamais plus la Catalogne.

Elle inspirera le Barça des années 50-60 (avec les Hongrois Kubala, Czibor, Kocsis). Et trouvera sa Renaissance avec l'arrivée dans les années 70 du Néerlandais Rinus Michels. Amenant avec lui les méthodes de l'Ajax Amsterdam, il s'inspire des styles hongrois et autrichien, y ajoutant une touche moderne, préparation physique et polyvalence, l'ensemble prenant vite le nom de «football total». Il trouve à La Masia le même terreau qu'à l'Ajax.

Le concept fondamental est que tous les joueurs du club, des plus jeunes jusqu'aux pros, jouent de la même manière. Le style de jeu demande une condition physique et une intelligence de jeu exceptionnelles. À La Masia, les jeunes ne font pas que courir et taper dans le ballon. Ils découvrent et apprennent les schémas tactiques, la «technique collective». Ils sont aussi formés à plusieurs postes jusqu'à l'âge de 15 ans, avant de se spécialiser.

Cruyff-Guardiola-Iniesta

De Michels à Johann Cruyff, à Louis Van Gaal, à Frank Rijkaard jusqu'à Pep Guardiola, l'esprit et les jeu du Barça sont demeurés les mêmes. Ils ont mûri avec le temps, avec l'évolution du jeu, mais ne se sont jamais trahis. Et à Rome, c'est bel et bien sur cet acquis, cette confiance et cette identité de jeu que Barcelone a bâti son triomphe.

Ils ont pourtant été vite secoués, les Catalans. Fébriles, nerveux, serrés par le pressing agressif à 4 contre 4 d'United. Incapables de relancer proprement, étouffés au milieu, ils n'arrivent même pas à aligner plus de deux passes dan le camp adverse durant les dix premières minutes. Dix minutes qui voient pendant ce temps Ronaldo tirer quatre fois au but. Il s'en faut même d'un rien qu'United marque. Un coup-franc de Ronaldo, que Valdes renvoie à la peine devant lui, aux six mètres, droit sur Park. Le jaillissement de Piqué, qui vient contrer la reprise du Coréen, est en soi un premier tournant du match. On ne le sait pas encore, mais il vient de priver United de sa meilleure occasion du match.

Et puis, au bout de ces dix minutes terribles, surgit Iniesta. Un ballon gagné dans le rond central. L'espace qui s'ouvre devant lui. Et cette accélération sur trente mètres qui perce le milieu anglais. Eto'o tout seul sur sa droite, Vidic en retard, Evra loin derrière. Tout de suite dans le mouvement, crochet intérieur, frappe de l'extérieur, le Camerounais, critiqué ces derniers jours, marque le but le plus important de sa saison.

Le Barça maître du jeu

Ce but déstabilise-t-il United à ce point? C'est ce que reconnaîtra Sir Alex à l'issue de la partie. Étrange pour une équipe ayant ce coffre, ce vécu. Toujours est-il qu'elle se met à déjouer. Multiplie les fautes techniques, les ballons perdus, les passes dans le vide. Elle se met à jouer à contre-temps, perd le rythme, son rythme. Pendant que Barcelone retrouve du même coup ses repères, son mouvement. Et le ballon.

À partir de ce moment, et pour tout le reste de la partie, cette finale appartient aux «jumeaux», Xavi et Iniesta. La maîtrise avec laquelle ils organisent la circulation, fluide, simple, rapide, du ballon, toujours en mouvement, jamais sur la même ligne, est exceptionnelle. En fait, cette finale mérite d'être revue à froid, détachée de l'événement, presque disséquée par action de jeu, pour se rendre compte de l'ascendant qu'ils prennent alors et de l'énorme volume de jeu qu'ils offrent à Barcelone.

Ils sont aidés aux «quatre points cardinaux». À droite et à gauche, Puyol et Sylvinho, concentrés au départ sur leurs tâches défensives, vont peu à peu participer aux échanges, offrir des solutions pour élargir le terrain. Devant eux, Messi revient régulièrement dans l'axe, voire jusqu'à gauche, en point d'appui, en solution supplémentaire, en relayeur. L'Argentin a, pour cette finale, dépouillé son jeu, allant à l'essentiel, ses changements de direction, ses accélérations, sa disponibilité pour faire vivre le ballon. Il s'est offert deux ou trois moments «à la Messi», jusqu'à son but, mais s'est essentiellement comporté en supplément, voire en «bonificateur» du jeu des deux autres. Il s'est ainsi sorti du marquage d'Evra, un peu trop obnubilé par sa tâche et oubliant trop souvent que c'était bel et bien Eto'o qui, le plus souvent, venait prendre le coté droit.

Derrière les deux moteurs, Busquets livre un match exemplaire. Totalement dédié à la circulation du ballon, relais permanent du jeu court, en appuis. Totalement imprégné de cette philosophie de jeu, le ballon devant tourner, tourner, tourner... Toujours à la recherche des solutions avant même de le recevoir. Quand on parle de vitesse de jeu, elle prend sa source dans cette qualité à lire la situation, prendre l'information (voir les partenaires libres et en mouvement) avant le premier toucher de balle. Le reste est enchaînement. Et qualité technique.

Pep Guardiola a donc choisi de reconduire Yaya Touré en défense centrale, malgré les doutes qui planaient après le match à Stamford Bridge. Prenant le risque d'amoindrir sa force de percussion dans l'entre-jeu. On acceptera volontiers d'être minable pour avoir douté, dans cette chronique, du bien-fondé de cette décision. Comme ses partenaires, Touré a été secoué en début de match. Il s'est ensuite imposé dans ses interventions et par une relance sobre et parfaite.

Piqué en patron

On en dira au moins autant de Piqué. Remplaçant de luxe de la paire Puyol-Marquez dans l'axe, il a pris cette saison une assurance, un volume de jeu impressionnant. Brillant dans ses interventions comme dans ses relances, il a assuré la stabilité défensive de Barcelone, venant régulièrement en deuxième rideau aux côtés de Sylvinho, ne laissant jamais tomber son partenaire, toujours idéalement placé sur chaque attaque d'United.

Reste Puyol. Le capitaine du Barça a été à son meilleur, offert tout ce qu'il pouvait à cette équipe. Prudent en début de match, il s'est peu à peu libéré, pris part au jeu, avant de passer furieusement à l'attaque après l'heure de jeu. Ce n'est pas un hasard si le deuxième but vient directement d'une de ses interventions. Un jaillissement dans les pieds d'Evra, sur un dégagement de Van der Sar, qui déséquilibre la défense de MU. Un relais sur Eto'o. Pour Xavi. Qui peut lever la tête, attendre et voir l'appel de Messi.

Ce deuxième but est la quintessence du jeu barcelonais. Un défenseur qui gagne le ballon et crée le déséquilibre, dans le camp adverse. Un attaquant qui s'excentre et joue en relais. Un milieu qui s'intercale et délivre la passe mortelle. Un ailier d'1 mètre 69 qui marque de la tête.

Ce deuxième but est la quintessence du jeu barcelonais. Il fracasse la défense adverse comme une coquille d'œuf. Evra perd le ballon devant Puyol et revient se placer aux seize mètres. Vidic s'excentre pour bloquer Eto'o. Evra renvoie le ballon sur Xavi. Ferdinand se décale vers le premier poteau, en couverture derrière Vidic et Evra, O'Shea reste au deuxième, pour contenir un appel en profondeur. Et Messi qui vient s'installer entre Ferdinand et O'Shea, où il dispose alors de cinq ou six mètres.

Tevez, trop tard, trop peu?

Sir Alex a échoué. Peut-être a-t-il succombé à un certain sentimentalisme en alignant Ryan Giggs d'entrée, là où la ténacité, l'engagement de Tevez auraient plus longtemps gêné Barcelone? Et une nouvelle fois en remplaçant Anderson par Tevez à la mi-temps, alors que cette paire, appuyée par Carrick, avait le potentiel pour perturber Xavi et Iniesta?

On pourra toujours dire que ni Ronaldo (hormis les dix premières minutes), ni Rooney n'auront été à la hauteur. Ils n'ont pu l'être essentiellement par manque de ballons. Personne pour prendre en main la récupération (même Carrick semblait un temps en retard), personne pour l'organisation. Et au lieu de prendre le match en main, comme face à Arsenal, United a subi. Reculé. Et finalement ouvert les espaces sous la pression constante des Catalans.

United a échoué. Le plus frustrant est sans doute de n'avoir pu mettre son jeu en place. L'avenir demeure cependant brillant. Le noyau de l'équipe demeure, et même si Ronaldo devait partir, ce qui semble de plus en plus probable, on serait bien surpris que Sir Alex n'ait pas déjà un «nouveau modèle» en tête. Cette équipe a l'avenir devant elle.

De Barcelone, on ne peut que saluer l'exceptionnelle saison. Presque 160 buts marqués, et une identité de jeu, un style absolument unique au monde. Pour sa première saison, Pep Guardiola a fait exploser toutes les attentes. Peut-il les pousser encore plus loin? Franchement, la tâche semble extraordinairement difficile. Mais avec ce Barça, n'est-il pas permis de rêver encore un peu?