La première fois que j'ai rencontré Alex Ferguson, il n'était pas encore Sir Alex, loin de là. C'était à la fin de l'été 1990, l'Angleterre venait d'être demi-finaliste de la Coupe du monde, les larmes de Gascoigne n'en finissaient toujours pas de couler dans tous les médias du pays.

Mais, surtout, c'était l'heure du «grand retour». Après cinq ans de suspension, suite à la tragédie du Heysel, les clubs anglais retrouvaient le Continent, et les Coupes d'Europe sur lesquelles ils avaient lourdement pesé pendant plus de vingt ans.

L'heure, donc, de faire un «état des lieux», après cinq ans d'absence. Liverpool, champion en titre mais sous le coup d'une suspension additionnelle d'un an en Europe (comme «responsable» de la tragédie), Aston Villa, deuxième du Championnat et donc (seul) qualifié pour la Coupe UEFA. Et Manchester United, vainqueur de la Cup (3-3 puis 1-0 au match rejoué contre Crystal Palace), en Coupe des Vainqueurs de Coupes.

Un petit bureau dans les couloirs d'Old Trafford (le centre d'entraînement n'était pas encore terminé), trois étagères, deux chaises en plastique, une télé portative et des boîtes de cassettes vidéo. Dans un coin, une bouilloire pour le thé, que l'entraîneur d'United prépare lui-même, en survêtement. Le visage est jovial, bienveillant, les yeux perçants et la voix remarquablement douce. Rien à voir avec le «dragon» d'Old Trafford que l'on entrevoit parfois le long du terrain.

C'est encore l'époque de «Moneybags United» («plein de fric Utd»), comme le surnomment ses détracteurs. Des joueurs recrutés à prix d'or (pour l'époque), Robson, Ince, McClair, Hughes, Bruce, Pallister, mais qui n'arrivent toujours pas à rivaliser avec le grand rival, Liverpool.

Pourtant, Ferguson ne désespère pas. Au contraire, il a en tête un «grand projet» pour tirer le club vers l'avenir. Depuis quelques mois, il intègre régulièrement des jeunes de l'équipe réserve au groupe professionnel. Des Martin, Blackmore, Sharpe qui amènent un vent nouveau sur Old Trafford. Derrière eux, il y a toute une génération de jeunes formés au club qui devront être l'avenir d'United. À commencer par un petit gaucher aux portes de l'équipe première. Le petit Giggs...

Ce qui leur faut maintenant, c'est prendre de l'expérience, aux cotés de joueurs chevronnés, et face à des adversaires capables de les «bousculer» un peu. La Coupe d'Europe, Ferguson connaît depuis ses succès avec Aberdeen (vainqueur de la Coupe des Coupes 83 face au Real Madrid). C'est par là que cette nouvelle génération doit se faire les dents.

Quelques mois plus tard. MU est en finale de la Coupe des Coupes. Face au «super Barça» de Johann Cruyff. À quelques jours de sa première finale européenne avec United, la première du club depuis son succès en Coupe des Champions 68, avec Best, Law, Charlton..., Alex Ferguson parle de ses fantômes.

Au premier rang desquels figurent les «Busby Babes». Cette toute jeune équipe de MU, si talentueuse, si prometteuse, mise en place au milieu des années 50 par un autre Écossais (déjà), Matt Busby. Si généreuse que l'on dit même, et pas seulement qu'en Angleterre, qu'elle pourrait être la première à faire jeu égal, voire détrôner le grand Real Madrid de son piédestal européen. C'est le destin vers lequel elle se dirige lorsque survient la catastrophe de Munich. MU vient de se qualifier pour les demi-finales de la Coupe des Champions, ce 6 février 1958, à Belgrade. Sur le chemin du retour, l'avion s'arrête à Munich pour refaire le plein. Sous l'effet de la neige (sur la piste) et de la glace (sur les ailes), il s'écrase aussitôt le re-décollage. Vingt-trois des 43 passagers meurent. Dont huit joueurs d'United. Busby est grièvement blessé, mais survivra et reprendra ses fonctions.

Il rebâtira une nouvelle équipe qui, exactement dix ans plus tard, offrira à l'Angleterre sa première Coupe des Champions.

Lorsqu'il évoque cette tragédie qui a marqué ce club, son club, de manière indélébile, Alex Ferguson secoue la tête: «Tu ne peux pas vivre avec le fantôme des Busby Babes...»

L'autre fantôme de Sir Alex est, lui aussi, écossais. Et accompagne aussi l'entraîneur d'United depuis bien des années. Ce fantôme, c'est celui de Jock Stein. Légendaire entraîneur du Celtic de Glasgow dans les années 60-70. Dix titres de Champion d'Écosse à la barbe des Rangers, dont neuf titres consécutifs. Huit Coupes d'Écosse. Et surtout, la première Coupe des Champions remportée par un club britannique (1967). Une présence, une aura phénoménale. Un personnage plus grand que nature. Qui, sur ces succès, devint l'entraîneur le plus titré au monde.

À la fin de sa carrière d'entraîneur de clubs, il prend logiquement en main la sélection écossaise. Forte d'un incroyable contingent de vedettes (Dalglish, Souness, Strachan...). Et c'est tout aussi logiquement qu'il désigne pour l'épauler, au milieu des années 80, un jeune entraîneur peu connu, mais qui vient, à la tête du club d'Aberdeen, de briser la domination Celtic - Rangers sur le championnat d'Écosse, remportant au passage la Coupe des Coupes: Alex Ferguson.

En octobre 85, l'Écosse achève ses éliminatoires pour le Mondial 86. Elle a besoin d'un nul au Pays de Galles pour se qualifier. À 1-1 au coup de sifflet final, le banc écossais se lève dans une explosion de joie. Et Jock Stein s'effondre, terrassé par une crise cardiaque. À deux pas de Ferguson.

S'il accepte de prendre l'équipe en main pour le Mondial 86, Ferguson ne s'imagine pas une seule seconde rester plus longtemps. L'héritage est lourd à porter et Ferguson ne se considère pas comme «légitime» à ce poste. Il assurera une rapide transition avant d'accepter de prendre en main Manchester United.

De Stein, il gardera l'attitude à la fois joviale et autoritaire. L'envie d'aller toujours plus loin. De gagner, encore et toujours. Jusqu'à dépasser son maître, devenent lui-même l'entraîneur le plus titré de l'histoire du football, avec 30 trophèes remportés.

Avec peut-être deux nouveaux titres (Championnat d'Angleterre et Coupe des Champions 2008) à son palmarès, Sir Alex Ferguson parviendra-t-il enfin à faire la paix avec ses fantômes?