La montagne est longtemps restée le domaine réservé des Montagnards locaux et de quelques Occidentaux nantis qui se lançaient dans d’audacieuses explorations. Aujourd’hui, les sommets représentent un terrain de jeu très convoité et, surtout, l’un des derniers espaces de liberté encore accessibles sur la planète.

Deux poids, deux mesures

Les deux disciplines peuvent se pratiquer à la même altitude au-dessus du niveau de la mer (à partir de 2500 m), c’est le degré de difficulté technique du terrain qui les distingue. À peu près n’importe quel marcheur, modérément en forme peut effectuer un trek en altitude (jusqu’à 7000 m). Mais n’accède pas à l’alpinisme qui veut! Une excellente condition physique, une maîtrise des techniques de base (usage des crampons, cordes, piolets, ancrages), incluant l’escalade, et une capacité à réagir en situation à risques (avalanche, chute, tempête) sont primordiales pour ceux qui aspirent à fouler les plus hauts sommets du monde. En un mot, l’alpinisme est un sport quand le trekking s’apparente davantage à une activité de plein air.

L’alpinisme peut vite devenir une passion, voire une obsession. Mais à vouloir pousser l’audace plus loin, plus haut, nombreux sont ceux qui y laissent la vie, souvent en pleine jeunesse. Alors pourquoi cette irrésistible inclination pour ces territoires abrupts, inhospitaliers et mortifères?

Tenter un premier 8000 m ou une ascension hivernale jamais réalisée comme sur le K2 (Pakistan), c’est vivre l’aventure à son paroxysme, c’est poursuivre une histoire relationnelle avec la nature et avec les autres grimpeurs. La haute montagne serait alors plus affaire d’aventure, au sens pur, que d’exploit sportif.

Tous au sommet!

Mais peut-on encore parler d’«aventure» sur l’arête sommitale mythique de l’Everest, par exemple, qui a vu sa fréquentation grimper de 15 à 150 grimpeurs chaque jour en une quinzaine d’années à peine? De 1922 à 2010, ce sont environ 5000 personnes qui atteignaient l’Everest, et 4000 entre 2000 et 2010 seulement! Une croissance exponentielle à relier certainement à la démocratisation du matériel spécialisé et du tourisme de montagne.

Début des années 2000, c’est aussi l’apparition de défis comme celui des Seven Summits (les 7 plus hauts sommets sur chaque chaque continent), et celui des 14 montagnes de plus de 8000 mètres présentes sur la planète (dont la plupart se trouvent au Népal, au Pakistan et en Chine), et que seuls 33 alpinistes dans le monde (encore vivants ou non) peuvent se vanter d’inscrire à leur feuille de route.

Sur le continent américain, c’est l’Aconcagua, le toit des Amériques (6962 m) qui attire 7000 aspirants par année dont un peu plus de la moitié parvient au sommet! Une ascension qui a plus à voir avec du trekking sérieux que de l’alpinisme, la principale difficulté étant reliée au manque d’oxygène plutôt qu’au parcours peu technique.

Côté Afrique, le Kilimandjaro fait aussi de l’œil aux adeptes du trekking qui veulent s’initier à une vraie « expérience montagnarde ». À près de 6000 m, le Uhuru Peak (comme l’ont baptisé les Tanzaniens) est l’occasion de se mesurer à l’altitude sans trop y risquer sa vie. Bon an mal an, c’est plus de 20 000 personnes qui empruntent chaque année l’une des trois routes d’accès principales du parc national éponyme. Mais moins de la moitié des trekkeurs parviennent au sommet : un écart à relier sans doute au manque d’expérience de beaucoup d’entre ceux qui se lancent dans ce défi.

Le sommet comme carte de visite

Certes, certains alpinistes d’«occasion», si bien intentionnés, cèdent sans doute à l’appel des sommets pour des raisons plus sociales que personnelles. Vous revenez d’une ascension couronnée de succès dans les Annapurna ou sur le mont Blanc? Vous voilà désormais « conquérant » des cimes, couvert d’un indubitable prestige à partager sans modération sur la vitrine de votre vie privée : les réseaux sociaux. 

Et dans un univers professionnel conditionné par la quête de la performance, triompher d’un défi en haute montagne peut s’imposer également comme une marque de réussite facilement transposable en expérience pertinente sur un CV.

La quête des sommets serait-elle alors parfois question de simple vanité? Servirait-elle à nourrir à l’occasion le sentiment de toute-puissance de l’Homme à l’égard de la nature? Ce n’est pas impossible. Surtout depuis l’arrivée sur le marché d’un matériel de pointe facilement accessible pour peu qu’on ait les moyens de l’acquérir.

Depuis une vingtaine d’années sont apparues des bottes d’alpinisme recouvertes d’une membrane imper-respirante, des combinaisons techniques isolantes, des tentes d’hiver performantes, autoportantes et ultralégères, ceci sans compter les accessoires de géolocalisation via satellite qui tracent la route à prendre depuis l’Espace. Il est loin, le temps d’Hillary et du sherpa Tensing Norgay qui gravissaient le toit du monde en bottes de cuir et en gants en laine!

L’accès aux plus hauts sommets se monnaie au prix fort : en solo, il faut compter entre 50 000 et 100 000 $ pour l’ascension de l’Everest (et entre 30 000 et 50 000 $ en groupe). Et les agences de trekking locales l’ont bien compris : la haute montagne est devenue un enjeu de premier ordre dans certaines destinations, notamment dans des pays en perte de vitesse sur le plan économique. Le métier de guide y est enviable d’un point de vue financier, ce qui est bien légitime pour des professionnels qui risquent leur vie chaque jour.

Le chant des cimes

Ceci étant, qui a déjà passé des jours, des semaines en montagne sait que rien – ou si peu – ne peut valoir l’effet que cela produit sur soi : la sensation de parvenir à un équilibre ou les forces physique et mentales se conjuguent, s’harmonisent et s’équilibrent. Évoluer jour après jour dans un univers silencieux et immobile, au-dessus d’un monde pris dans une vaine agitation, conduit immanquablement à un sentiment profond de sérénité et d’état de grâce.

La haute montagne, d’une beauté parfois brutale, est aussi un milieu de vie ou l’alpiniste acquiert à la dure un enseignement crucial : l’humilité face à la nature toute puissante et la solidarité envers les autres membres de l’équipe, moteur primordial de toute expédition réussie. Si on a, au départ, entrepris une aventure sur les sommets pour des raisons fallacieuses, la montagne sait nous ramener à l’essentiel : la vision d’une inconditionnelle beauté du monde.