En général, Emmanuel André-Morin marche d'un pas décidé. Ce jour-là, le joueur de volleyball se déplace à l'aide de deux béquilles. Rien de très grave, assure-t-il. Juste une petite entorse à la cheville qu'il s'est faite la veille, en retombant bêtement sur le sol. Une chose est sûre : ça ne l'empêcherait pas d'être de retour à temps pour les séries éliminatoires. Fort probablement ses dernières à vie.

L'an prochain, l'homme de 23 ans va troquer ses souliers de sport pour des souliers de cuir. Le volleyeur des Carabins de l'Université de Montréal a beau avoir été nommé joueur par excellence au Québec au cours des deux dernières saisons, il sait bien que ce n'est pas grâce au volleyball qu'il va gagner sa vie. Ses études en comptabilité à HEC Montréal risquent de lui être pas mal plus utiles.

Emmanuel aurait le droit de revenir jouer sa cinquième année d'éligibilité, mais il aura alors terminé son Diplôme d'Études Supérieures Spécialisées. Il ira donc sur le marché du travail, dans le but est d'acquérir le plus rapidement possible les deux années d'expérience professionnelle nécessaires à l'obtention du titre qu'il lorgne : celui de comptable agréé.

Le jour de l'entrevue, l'entraîneur-chef des Carabins Georges Laplante se demandait à quel point la blessure de son attaquant vedette allait paraître dans les performances de l'équipe. Moins d'une semaine plus tard, il a eu sa réponse. Les Bleus ont subi une défaite écrasante de trois sets à zéro contre les pauvres Redmen de McGill, une équipe qui n'a remporté que trois victoires, cette saison. C'était la toute première fois que les Carabins perdaient contre McGill, depuis la création du programme en 1988.

Volleyeur et comptable

Depuis 2006, le numéro 2 des Bleus s'est vraiment imposé comme l'un des volleyeurs les plus redoutables au pays. Après avoir été nommé recrue de l'année au Canada au terme d'une excellente première saison, Emmanuel a été nommé meilleur joueur de la conférence québécoise en 2007-2008 et en 2008-2009. Tout en se taillant chaque fois une place sur la première équipe d'étoiles au pays.

Le plus impressionnant, c'est que le jeune homme de 23 ans excelle autant sur les bancs d'école que sur les terrains de volleyball. Alliant rigueur et sérieux avec un sens de l'organisation assez exceptionnel, Emmanuel a terminé son baccalauréat en administration des affaires à HEC Montréal avec une moyenne de 4,1 sur 4,3. Pas étonnant qu'il ait été nommé étudiant-athlète masculin de l'année chez les Carabins - tous sports confondus - deux années de suite.

L'athlète prend toutefois les honneurs sportifs avec un grain de sel. «Le volley c'est un sport tellement collectif, explique-t-il très humblement, que même si on veut tous bien performer individuellement, on dépend énormément des gars qui sont autour de nous. Alors, je suis très fier lorsque je reçois un titre de joueur par excellence, par exemple. Mais une énorme partie revient à mes coéquipiers.»

Lorsqu'on parle de titres qui récompensent la combinaison des performances sur le terrain et des résultats scolaires, le sourire d'Emmanuel s'accentue légèrement. En novembre dernier, il a été nommé sur le Top-8 académique du Sport Interuniversitaire Canadien, la plus grande récompense qu'un athlète-étudiant universitaire puisse recevoir. «C'est sûr que j'ai beaucoup plus de facilité à m'approprier la fierté pour les honneurs qui combinent sport et études. C'est moi qui me couche tard et qui me lève tôt pour me plonger dans mes livres; c'est moi qui fais des sacrifices pour pouvoir étudier autant que possible.»

Sans une passe parfaite d'un coéquipier, le gaillard de six pieds et trois pouces ne pourrait pas réussir un smash tout en puissance pour terminer le point. Mais sur les bancs d'école, devant une copie d'examen, ou à la bibliothèque, Emmanuel André-Morin n'a personne d'autre que lui à remercier pour ses succès.

En fait, ce n'est pas complètement vrai.

Il peut également remercier son père. Son modèle, son mentor, son idole. Un père qui lui a su lui inculquer la rigueur et l'autonomie, tout en lui transmettant son grand amour pour le sport. Mais la vie fait parfois bizarrement les choses. Et le jeune homme a brutalement dû faire face au décès de son idole, à l'âge de quinze ans. «C'était quelqu'un de très présent dans ma vie, explique-t-il de manière posée, sereine. Quelqu'un avec qui je parlais beaucoup. C'est certain que de le perdre, ça a été vraiment difficile. Et je ne crois pas que j'aie réussi à combler le vide qu'il a laissé dans ma vie. En fait, je ne pense pas être capable de le combler un jour…»

Avec de bons amis autour de lui qui ont su l'épauler, l'ancien des Volontaires du CÉGEP de Sherbrooke a réussi à faire face à cette nouvelle étape de sa vie. À 16 ans, vivre un deuil tout en se retrouvant pour la première fois en appartement, ça fait pas mal de changements. Surtout que le jeune homme originaire de Vaudreuil-sur-le Lac débarquait dans une toute nouvelle ville. Et ce, en plein cœur de l'adolescence.

«Le volleyball m'a beaucoup aidé à passer par-dessus. Au niveau collégial, ça devient vraiment plus intense en terme de temps et d‘énergie investis. On parle réellement de sport d'excellence.»

C'est encore plus vrai à l'université. Son entraîneur-chef Georges Laplante en sait quelque chose. «On savait dès le début que pour Emmanuel, le côté académique était très important. Il a toujours eu des charges de travail très lourdes, mais ça ne l'a jamais empêché de participer aux activités de l'équipe. Et dès sa première saison, il s'est imposé comme un leader, même si on avait un bon groupe de vétérans.»

«C'est un gars super organisé de qui on n'a pas besoin de s'occuper, enchaîne l'entraîneur. Il est toujours à l'heure, toujours disponible. Il veut savoir à quelle heure la pratique commence, à quelle heure elle finie. C'est cliché, mais si tous les athlètes étaient comme Manu, ce serait vraiment facile d'être coach.»

Chantiers de construction et grands restaurants

Sur le marché du travail, Emmanuel aimerait trouver un poste de gestionnaire qui pourrait mettre à profit son énergie et son besoin de bouger. «En tant que comptable, on passe une grande partie de notre vie assis derrière un ordinateur, et c'est quelque chose qui m'irrite beaucoup dans mon quotidien, en ce moment.»

En ce sens, sa passion pour l'immobilier pourrait bien le servir, lui qui est devenu propriétaire pour la première fois à l'âge de 18 ans, un peu malgré lui. «Très vite, je me suis retrouvé sans avoir de chez nous .Je venais de perdre mon père, ma mère venait de déménager et moi j'étais à Sherbrooke. J'ai eu l'occasion de mettre la main sur un petit condo pas trop cher. Ça me revenait pratiquement le même prix que de louer un appart. Au début, c'était simplement une décision financière, mais j'y ai pris goût. »

Assez, en tout cas, pour savoir que l'immobilier va faire partie de ses plans futurs.

«Dans le meilleur des mondes, je voudrais pouvoir passer la moitié de la semaine dans un pick-up, avec des bottes de construction à me promener à travers les chantiers. Et l'autre moitié, avec un veston propre, en train de rencontrer des clients dans un grand restaurant, et de finaliser des transactions.»

Bien sûr, en gardant une partie privilégiée de son temps pour enfiler des souliers de volleyball. Conserver un côté compétitif et un peu d'équilibre dans sa vie. Tout en continuant à pratiquer le sport auquel il a été initié, il y a une dizaine d'années, par son mentor, son idole.