Le 6 octobre dernier, le RDS.ca s’est glissé dans les coulisses de la plus grande rivalité du football juvénile québécois en suivant les Condors de l’école secondaire Saint-Jean-Eudes avant, pendant et après leur match face au Blizzard du Séminaire Saint-François.

 

Par Mikaël Filion

 

QUÉBEC - Pierre-Luc Michaud ne va nulle part sans son iPad. Depuis le début de la semaine, il le trimbale partout. En classe, dans le vestiaire, à la maison... Partout.

 

À une heure et demie du botté d’envoi, alors qu’il s’apprête à faire la file pour les services du thérapeute de l’équipe, le quart-arrière des Condors de l’école secondaire Saint-Jean-Eudes a encore le nez plongé dans les bandes vidéo.

 

« J’ai jamais été autant prêt pour une game que cette semaine », jure-t-il, tablette électronique à la main.

 

À moins d’un rendez-vous en éliminatoires, c’est son dernier match contre l’ennemi juré. Son ultime chance de vaincre le Blizzard du Séminaire Saint-François.

 

Séparées par à peine 26 km, ces deux institutions pionnières du football scolaire dans la région de Québec s’affrontent depuis 1982. Dès leur arrivée en secondaire 1, les recrues sont initiées à la rivalité qui les obsédera pendant cinq ans à l’occasion d’une classique annuelle dont la récompense est le trophée Roland-Sabourin.  

 

À partir du secondaire 4, c’est la Coupe Prémont-Boulé que se disputent annuellement les juvéniles. Décernée depuis 2014 en l’honneur des bâtisseurs de ces deux programmes de football – Sylvain Prémont et Jean-Marc Boulé –, la coupe n’a encore jamais vu la couleur des murs du vestiaire des Condors. Pire encore, ces derniers n’ont pas savouré la moindre victoire contre le Blizzard depuis le 17 octobre 2008. Quatorze défaites de suite, éliminatoires incluses.

 

« C’est quelque chose qui nous est inculqué dès qu’on arrive à Saint-Jean-Eudes. On parle souvent des Rouges. C’est comme ça qu’on les appelle. Le rouge, c’est le mal », révèle Michaud en faisant allusion à la couleur principale de l’uniforme du Blizzard.

 

Depuis 2016, le Blizzard règne sans partage sur le circuit juvénile provincial. Couronné champion des deux derniers Bol d’Or, il se présentera ce soir au Stade Sylvain-Prémont avec une séquence de 25 victoires à prolonger, mais sans Kalenga Muganda, un exceptionnel porteur de ballon sur lequel il s’appuyait jusqu’à son départ pour une école préparatoire américaine à l’automne.

 

C’est maintenant ou jamais pour les Condors. L’équipe est invaincue en cinq matchs cette saison et a un statut de favori à confirmer lors du 64e affrontement au niveau juvénile de l’histoire de ces deux écoles secondaires privées.

 

« Certains pourraient dire qu’il n’y a plus de rivalité, que ça fait longtemps, mais [une victoire] ça la relancerait. Ça ferait du bien, ça c’est sûr », pressent l’entraîneur-chef des Condors, Jean-Frédéric Gagné, dont l’équipe s’est inclinée 52-3 devant le Blizzard en demi-finale l’année précédente.

 

« Peut-être que ça remettrait beaucoup d’espoir pour les années prochaines », anticipe quant à lui Michaud avant d’aller s’échauffer.

 

***

Sylvain Prémont

Sylvain Prémont transporte la coupe Prémont-Boulé dans le stade. (Crédit : Mikaël Filion)

« Suis-moi. »

 

Sylvain Prémont a beau avoir 80 ans, le talonner un soir de match dans le stade qui porte son nom relève du défi. Il est partout.

 

Il dirige des bénévoles, il veille à livrer en lieu sûr le trophée à l’enjeu ce soir, et d’ici peu, il prendra place sur la galerie de presse, d’où il notera chacun des jeux de la rencontre. Mais pas avant une halte à « La Niche », le casse-croûte de l’enceinte.

 

Michèle, sa femme, en assure la gestion. Elle s’occupe des achats, de la petite caisse, de la comptabilité. De tout. À 76 ans, elle est infatigable. Un vrai « Lapin Energizer », s’amuse à la surnommer son mari, venu lui offrir son aide à moins d’une heure du tirage au sort.

 

Le couple forme un indissociable duo. Quand Prémont, à l’époque enseignant, a pris sur ses épaules en 1980 de relancer le programme de football de l’institution à la demande d’étudiants, il a aussitôt pu compter sur sa partenaire de toujours. Des activités de financement jusqu’au nettoyage des uniformes.

 

« J’ai passé deux laveuses… », préfère aujourd’hui en rire celle qui pourtant « déteste le football à s’en confesser », tient à préciser son conjoint.

 

Propulsé d’abord par une première conquête du Bol d’Or en 1991, et ensuite par la montée en popularité du Rouge et Or de l’Université Laval et du football à Québec au milieu de la décennie, Prémont a su couler les fondations sur lesquelles a été érigé l’un des programmes de football scolaire phare de la province.

 

Au fil de corvées auxquelles un nombre sans cesse grandissant de bénévoles ont participé, Prémont a notamment doté les Condors d’un terrain digne de ce nom, de gradins et de réflecteurs qui, enfin, allaient lui permettre d’assouvir un vieux souhait. Offrir à l’école sa propre version d’un Friday Night Lights à l’américaine.

 

Depuis le premier match disputé sous les faisceaux lumineux en 2004, Saint-Jean-Eudes s’est offert trois terrains synthétiques et a inauguré en 2009 un stade de 900 places qui ne pouvait porter qu’un nom.

 

Puis, en avril dernier, l’établissement d’enseignement a achevé la première de trois phases d’un projet d’agrandissement de 3 M$ devant permettre à ses étudiants de bénéficier de nouvelles installations sportives et culturelles. Parmi celles-ci, un vestiaire à faire rêver pour l’équipe de football juvénile, de même qu’une salle d’entraînement, des bureaux pour les entraîneurs et une salle de physiothérapie.

Les portes du vestiaire des Condors

Les portes du vestiaire des Condors. (Crédit : Mikaël Filion)

Les casiers dans les vestiaire des Condors

Les casiers dans le vestiaire des Condors. (Crédit : Mikaël Filion)

La salle d'entraînement des Condors

La salle d'entraînement des Condors. (Crédit : Mikaël Filion)

Sylvain Prémont

Sylvain Prémont devant son poste de travail sur la galerie de presse. (Crédit : Mikaël Filion)

« C’est le fondateur du programme, on lui doit tout ce qu’on a en ce moment. Le terrain, le vestiaire, notre uniforme. Si on est là, c’est à cause de lui », réalise Michaud en exprimant toute sa gratitude envers celui que l’on surnomme affectueusement « Mister P. » dans l’entourage des Condors.

 

« Les jeunes ont un respect pour lui. Sans savoir tout ce qu’il a fait, ils savent que c’est lui qui a relancé le programme. [...] On va avoir un nouveau complexe qui va coûter 2 millions $ (sic.). Lui, il vendait des canettes à coup de 5 cennes pour pouvoir acheter un casque à un jeune », développe Gagné, qui côtoie le cœur et l’âme des Condors depuis 17 ans.

 

« Quand j’ai commencé à jouer en 1995, M. Prémont nous expliquait comment on a obtenu notre terrain et comment il a été drainé, se souvient Gagné, dernier quart-arrière à avoir mené les Condors à une conquête du Bol d’Or en 1999. Il promouvait l’importance de la tradition pour le programme et il est encore là. Après chaque match, il va dans le vestiaire et parle aux gars. Il fait même une danse quand on gagne. »

 

Ce soir, « Mister P. » ne demanderait que ça. Célébrer pour la toute première fois la coupe qui l’honore pour son dévouement, mais qui lui échappe depuis trop longtemps. Avant même de songer à ses pas de danse, il s’assoira toutefois dans le siège qui lui est réservé sur la galerie de presse pour se mettre au travail. Malgré des doigts qui le font souffrir, il enregistrera à la main le dénouement de chaque jeu. Il rédigera ensuite un compte-rendu du match qu’il incorporera au livret résumant la saison qu’il léguera à chaque joueur.

 

« Il faut que je sois honnête, je refuse de vieillir. Le meilleur moyen de refuser de vieillir, c’est de se tenir avec des jeunes. De penser comme un jeune. »

 

***

Les Condors de l'Externat Saint-Jean-Eudes

Les joueurs des Condors avant le match face au Blizzard. (Crédit : Olivier Drolet)

Regroupés dans leur zone de but, les joueurs des Condors sont prêts à se réapproprier leur territoire et le crient haut et fort.

 

« Whose house? Our house! »

« Whose house? Our house! »

« Whose house? Our house! »

« Whose house? Our house! »

« Let’s goooooo! »

 

L’équipe fait son entrée sur le terrain sous les acclamations de bruyants partisans. Aucun siège du Stade Sylvain-Prémont n’est inoccupé. Les fidèles du Blizzard à gauche, ceux des Condors à droite.

 

« Ça fait 10 ans que je viens ici et je n’ai jamais vu ça. Ça fait la ligne jusque dans le stationnement », s’étonne Nicolas Nguyen, le parent d’un ancien joueur des Condors qui assiste encore à chacune des rencontres de l’équipe pour en filmer les faits saillants.

 

Ses favoris ne tardent pas à lui offrir de la matière à tourner. Dès leur première série offensive, les Condors sont transportés à 10 verges de la zone des buts par une longue percée du porteur de ballon Mathieu Roy. Le jeu a beau être renversé en raison d’une pénalité qui laisse les entraîneurs incrédules, il s’agit néanmoins d’une sérieuse mise en garde. Le demi offensif des Condors est en jambes.

L'entrée des joueurs des Condors sur le terrain. (Crédit : Nicolas Nguyen)

Le porteur de ballon des Condors Mathieu Roy

Le porteur de ballon des Condors Mathieu Roy. (Crédit : Olivier Drolet)

Quelques instants après avoir vu son équipe allouer les premiers points de la rencontre sur un touché de sûreté au deuxième quart, la recrue se remet à l’œuvre et martèle le front défensif du Blizzard de courses répétées qui ultimement mettent la table à un botté de précision.

 

« Matt va finir par en breaker une », prédit Gagné alors que son personnel d’entraîneurs et lui décortiquent en vitesse la première demie dans leurs quartiers généraux.

 

L’unité défensive a été dominante. Avec deux interceptions, dont une dans la zone des buts dans les derniers instants du deuxième quart, elle a permis aux Condors de retraiter au vestiaire avec une avance de 3-2 qui, malgré sa précarité, ne semble pas tourmenter Gagné et ses collègues. C’est plutôt l’arbitrage qui monopolise les discussions. On est coach ou on ne l’est pas…

 

La pluie s’étant intensifiée durant la pause, Gagné n’a d’autre choix à son retour sur les lignes de côté que de remettre à nouveau le ballon entre les mains de Roy, qui s’empresse de le faire passer pour un prophète. Sur le premier jeu de la deuxième série à l’attaque des Condors en deuxième demie, le porteur de ballon finit par en « breaker une » de 74 verges jusque dans la zone des buts.

 

« Olééé! Olé! Olé! Olééé! », s’enflamme aussitôt la section de gradins réservée aux partisans des Condors, un peu trop encline aux célébrations après une décennie d’insuccès face au Blizzard.

 

Avec un peu plus de six minutes à écouler au cadran et un recul de 10-2, les Rouges se chargent de la ramener à l’ordre et de revigorer l’autre extrémité du stade en recouvrant un échappé de Roy sur un retour de botté de dégagement.

 

Jusque-là muselée, l’attaque du Blizzard en profite pour enfin sortir de sa coquille et s’approcher à un premier jeu de la zone des buts lorsqu’une tentative de passe du quart-arrière Thomas Girard est chipée au passage par le secondeur des Condors Olivier Ruest. 

 

« Prochain pick, il faut un TD », blague Gagné en félicitant Ruest à son retour au banc.

Incapables de capitaliser sur ce revirement, les locaux sont vite contraints d’allouer un deuxième touché de sûreté au Blizzard, qui a maintenant un peu plus de deux minutes pour avoir le dernier mot et prolonger encore d’un an le supplice des Condors.

Olivier Ruest (no 14) célèbre son interception avec ses coéquipiers.

Olivier Ruest (no 14) célèbre son interception avec ses coéquipiers. (Crédit : Olivier Drolet)

Tableau indicateur Condors

Les Condors l'ont emporté 10-4 sur le Blizzard. (Crédit : Olivier Drolet)

Pierre-Luc Michaud avec la coupe Prémont-Boulé

Pierre-Luc Michaud et ses coéquipiers posent avec la coupe Prémont-Boulé (Crédit Olivier Drolet)

***

 

Gagné balaie du regard le vestiaire des Condors. Où est « Mister P. »?

 

« Il est bien trop émotif, il doit être en train de pleurer quelque part », présume son fils Sébastien, membre du personnel d’entraîneurs, après avoir vu son paternel en larmes sur le terrain au moment de la remise de la coupe Prémont-Boulé.

 

« Félicitations, je suis fier de ce que vous avez accompli à soir », finit donc par lancer Gagné, premier à prendre la parole après cette victoire de 10-4 aussi apaisante que salvatrice.

 

« C’est ça un vrai match de foot. Je vous l’ai déjà dit et vous le savez, c’est le genre d’équipe qu’on va revoir à la fin. C’est le fun fêter, mais ce que tu veux, c’est fêter la grosse victoire. Tu n’as pas encore atteint l’objectif », rappelle à ses joueurs Gagné en montrant du doigt le bout de papier accroché à la porte de chacun de leurs casiers.

 

« Qu’est-ce qui est écrit? »

 

« Bol d’Or », répondent-ils en chœur.

 

« C’est pas ça que t’as gagné. T’as gagné un match de saison régulière », insiste l’entraîneur-chef avant d’inviter William MacDonald, joueur du match pour ses trois sacs du quart, à s’avancer.

 

Le sourire fendu jusqu’aux oreilles, c’est lui qui aura le privilège ce soir de coller un autocollant aux couleurs de l’équipe sur le logo du Blizzard et l’affiche résumant le calendrier régulier 2018 des Condors.

 

Caché au fond du repère entre deux rangées de casiers, Sylvain Prémont observe la scène en silence lorsqu’il est repéré et convié à dire quelques mots.

 

« C’était 14 défaites d’affilée où je retournais à la maison la tête basse. Ma femme me disait toujours "ce n’est rien qu’un jeu". Non, tu n’as pas compris, il y a beaucoup plus qu’un jeu là-dedans. Il y a tout un apprentissage de la vie. [...] Quand on n’arrête pas, on finit par être exaucé. »

 

« Dix ans, 14 défaites... Ça mine. Ça finit par miner », souffle-t-il ensuite en inspirant longuement.

 

« Je vous remercie, je vous remercie beaucoup la défensive. Ce soir, je vais bien dormir. »

 

Encore plus après quelques pas de danse. Enfin.

Colant Saint-Jean-Eudes - Affiche

Après chaque victoire, les Condors collent un autocollant sur le logo de leurs victimes.

*Les Condors ont remporté leurs deux matchs suivants, complétant leur saison avec une fiche parfaite de 8-0. Bénéficiaire d’un laissez-passer au premier tour, l’équipe s’est inclinée en demi-finale devant les Aigles du Collège Jean-Eudes, laissant ainsi filer l’occasion d’affronter le Blizzard au Bol d’Or. Les Aigles ont finalement mis un terme au règne du Blizzard en s’imposant 38-32 en prolongation.