MONTRÉAL – Le thermomètre indiquait 30 degrés Celsius quand les Alouettes ont libéré le terrain du Parc Hébert après un long entraînement de deux heures, mardi. L’air était lourd et humide, mais pas autant que la veille, journée qui marquait la naissance de la première période de chaleur intense de l’été montréalais.

Ça allait toutefois prendre plus qu’une petite canicule pour que Corvey Irvin commence à se plaindre.

« C’est ce que je disais aux gars tout à l’heure sur les lignes de côté. Ce n’est rien, ça! En Géorgie, on brûle présentement », compare le numéro 95 des Alouettes.

Irvin est né et a grandi à Augusta, à deux heures de route à l’est d’Atlanta. Lorsqu’il a terminé ses études à l’école secondaire Lucy Craft Laney, Mark Richt, l’entraîneur des Bulldogs de l’Université Georgia, est venu cogner à la porte du domicile familial pour tenter de le convaincre de se joindre au programme. « Je dormais à l’arrière de la maison et mon père est venu me réveiller en panique », raconte-t-il en riant. L’offre de Georgia n’était pas la première qu’il recevait, mais c’était celle qu’il attendait. Pendant deux saisons, il a porté fièrement l’uniforme écarlate qui fait la fierté du Peach State.

« Jouer pour le "G", il n’y a rien qui pouvait battre ça. Un rêve devenu réalité », résume le massif plaqueur défensif, un peu perdu dans ses pensées.

Si on peut sortir le gars de la Géorgie, on ne peut apparemment pas sortir la Géorgie du gars. Mais à Montréal, Corvey Irvin semble finalement avoir trouvé un deuxième chez-soi.

Il fut un temps où la vie semblait presque trop facile pour le sympathique mastodonte. Après un parcours universitaire marqué par deux saisons victorieuses, les Panthers de la Caroline le gardent près de la maison en le sélectionnant au troisième tour du repêchage 2009 de la NFL. Mais à sa saison recrue, une blessure à un genou vient mettre un frein à son développement.

En 2010, Irvin joue deux matchs avec les Panthers avant d’être libéré. L’année suivante, après un essai avec les Lions de Detroit, il se retrouve chez les Jaguars de Jacksonville, qui l’utilisent pendant quatre matchs avant de le libérer. Récupéré par les Buccaneers de Tampa Bay, il prend part à 12 autres parties en Floride avant d’être de nouveau remercié.

Les Bears de Chicago offrent une chance à cet intriguant projet, mais une blessure à une cheville empêche Irvin de se faire justice. Il signe quelques mois plus tard avec les Cowboys de Dallas, mais l’expérience est aussi éphémère que les précédentes. Les Lions lui donnent une dernière lueur d’espoir après la saison 2013, mais éventuellement les portes de la NFL se ferment définitivement. À 29 ans, Corvey Irvin semblait avoir écoulé sa dernière vie.

« Ça revenait toujours à ce que je pouvais offrir sur le terrain. La NFL est un milieu où ta production fait foi de tout, a-t-il compris. Et puis tu dois te retrouver dans un système favorable et obtenir le temps de faire tes preuves. Il y a aussi toujours les nouveaux choix au repêchage qui poussent. Le football, c’est un sport de jeunes! »

Des larmes de joie

Mais Irvin n’avait pas dit son dernier mot. « Je pouvais encore me frotter aux meilleurs, je le savais. J’étais peut-être un peu découragé, un peu inquiet aussi, mais je n’ai jamais pensé abandonner. »

Son agent lui parle de la Ligue canadienne, une option qui ne lui dit absolument rien mais qui l’amène éventuellement à Calgary. En août, son nom est inscrit sur l’équipe d’entraînement des Stampeders. Moins d’un mois plus tard, on lui indique la porte de sortie.

« Être libéré, être coupé... appelez ça comme vous voulez, ce n’est jamais facile à prendre. Et pendant trois ans, je me suis retrouvé du mauvais côté de la discussion qui se termine par : "Désolé, mais on préfère quelqu’un d’autre". »

En octobre 2014, alors que les Alouettes luttent pour une place en séries, Jim Popp pose un geste qui passe inaperçu en offrant un contrat à Irvin, qui défait ses valises pour la neuvième fois de sa carrière professionnelle. Dans l’anonymat total, le nouveau venu poursuit son apprentissage des subtilités de sa nouvelle ligue et met sans faire de bruit le cap sur la prochaine saison. Il perd une vingtaine de livres, prend de la vitesse et améliore sa technique dans les larges tranchées de la LCF.

Durant la saison morte, les Alouettes font les manchettes en annonçant l’embauche du vétéran plaqueur étoile Khalif Mitchell. Mais Mitchell n’a jamais joué avec les Alouettes.

« Corvey sait ce que c’est que d’avoir à se battre pour faire sa place. Quand il est arrivé camp, ça se voyait qu’il était prêt, se souvient John Bowman, son voisin sur la ligne défensive. Il a mis quelques gars en danger en s’élevant au-dessus du lot. Dès le départ, j’avais confiance en lui, je savais qu’il pouvait le faire. »

Aux yeux de plusieurs, Mitchell a perdu son poste pour ses frasques à l’extérieur du terrain. Mais le directeur général des Alouettes Jim Popp et l’entraîneur-chef Tom Higgins ont depuis affirmé que c’est le rendement d’Irvin qui a forcé la main de l’état-major de l’équipe lorsqu’est venu le temps de rendre un verdict.

« On avait l’opportunité d’y aller avec un joueur plus jeune qui avait une plus longue espérance de vie avec nous, justifie le coach. On ne sait jamais ce qui arrivera quand on prend ce genre de décision, mais jusqu’ici, on est ravis par le résultat. »

Sac du quart de Irvin

« Cette année, au lieu de me faire dire qu’on me préférait quelqu’un d’autre, j’ai plutôt entendu "Eh, on te veut avec nous. Félicitations!". J’étais tellement heureux que j’en ai pleuré. Je savais que j’avais gagné ma place en travaillant comme un forcené. »

Irvin est une recrue qui apprend vite. À son troisième match de la saison, la semaine dernière à Winnipeg, il a réussi ses deux premiers sacs du quart dans la LCF aux dépens de Drew Willy. Au centre de la ligne défensive, Alan Michael-Cash et lui scellent le milieu d’un front défensif qui ne laisse aucune marge de manœuvre aux demis offensifs adverses depuis le début de la saison.

« On a fait peu d’ajouts à notre unité défensive depuis l’année dernière, mais il en est un et il a fait tout ce qui lui a été demandé avec succès depuis qu’il est ici. Parfois, on dirait même qu’il peut encore s’améliorer, ce qui est un très bon signe pour nous », se félicite Higgins.

Les Alouettes tomberont en congé pour une semaine après leur match de jeudi face aux Tiger-Cats de Hamilton, mais même s’il s’ennuie de sa Géorgie, Corvey Irvin passera ce court moment de répit à Montréal. Son corps a besoin de repos et son jeu nécessite encore du polissage. Ses deux garçons lui manqueront, mais c’est un sacrifice qu’il est prêt à faire pour relancer une carrière de nomade qui lui procure enfin un peu de stabilité.

« Je fais présentement les démarches pour leur procurer un passeport. J’aimerais qu’ils viennent assister à un de nos matchs avant la fin de la saison. J’espère qu’ils pourront voir leur père jouer du bon football, comme dans le bon vieux temps. »