MONTRÉAL – Les larmes à l’œil, la fierté dans la voix et les joueurs suspendus à ses lèvres. Khari Jones est un maître dans l’art des discours parce qu’il laisse parler son cœur. Son passé d’acteur l’aide assurément à transmettre ses émotions, mais il ne joue clairement pas un rôle quand il galvanise ses troupes.

 

Parmi ses meilleures envolées, son discours à la suite de l’improbable remontée face aux Blue Bombers de Winnipeg (une victoire de 38-37 après un déficit de 34-10) se démarque. 

 

Quelques jours plus tard, l’organisation montréalaise a sauté sur l’occasion pour lui faire enregistrer un message destiné aux partisans en vue des éliminatoires. Sa performance était étincelante et c’est là que Milt Stegall, son ancien coéquipier et grand ami, a résumé son talent oratoire avec humour via les réseaux sociaux.

 

« Il pourrait vendre de l’eau à une baleine », a-t-il publié sur Twitter.

 

La blague pousse la note, mais pas tant que ça si l’on se fie aux sources consultées.

 

« Je suis certain qu’il pourrait y arriver, il est très persuasif, a lancé le receveur Eugene Lewis qui connaît sa meilleure saison en carrière sous ses directives. On va continuer de suivre son leadership jusqu’à la fin. »

 

« Il a clairement capté notre attention dès la première journée comme entraîneur-chef. Il dirige en ayant nos meilleures intentions à cœur », a cerné le joueur de ligne défensive, Woody Baron.

 

Ça ne date pas d’hier que Jones dégage une énergie contagieuse. En 2001 et 2002, Mike Sutherland était le centre des Blue Bombers de Winnipeg durant les meilleures années de Jones dans la LCF. Près de 20 ans plus tard, il observe le même meneur aux influences positives.

 

« C’est la même personne que tu vois dans les discours, devant les médias et quand tu es seul avec lui. On ne peut pas en dire autant de tous les entraîneurs. Les joueurs apprécient énormément son authenticité qui devient un élément rassurant pour le groupe », a expliqué Sutherland au bout du fil.

 

Quand on lui a tendu une ligne pour parler plus en détails de Jones, Stegall a mordu à l’hameçon sans tarder. Cette ancienne étoile de la LCF constate que l’entraîneur-chef des Alouettes a déployé une touche spéciale.

 

« Ça me semble évident qu’ils veulent jouer pour lui pendant de nombreuses années et ils doivent produire des résultats pour que ça se produise », a commenté Stegall qui agit comme analyste à TSN.Khari Jones

 

Alors que sa première saison s’achève aux commandes des Alouettes, Jones n’a pas encore piqué de colère publiquement. Jovial et réfléchi dans ses interventions, il a gardé son mécontentement à l’intérieur du béton du Stade olympique.

 

« Il est honnête. Il va nous dire exactement ce qu’il pense, il n’enrobe pas la vérité. Il sait qu’il peut encore progresser comme entraîneur-chef, mais il est confiant en ses moyens et ça paraît qu’il aime ce qu’il fait. Quand c’est le cas, ça pousse les autres à pousser davantage », a admis le maraudeur Boseko Lokombo.

 

« Il est l’un des entraîneurs que je peux assurer qu’il pense vraiment ce qu’il dit. C’est très encourageant pour nous, ça crée un climat dans lequel les joueurs veulent se fier sur les autres et souhaitent défoncer un mur pour lui », a témoigné le vétéran porteur de ballon Jeremiah Johnson qui a aussi eu Jones comme coordonnateur offensif avec les Lions de la Colombie-Britannique.

 

Par la force des choses, quand sa frustration s’exprime, ça devient plus significatif.

 

« Quand il se choquait, ça te frappait parce que ce n’était pas son habitude. Ce n’était jamais méchant, mais tu voyais que c’était sérieux et il fallait arrêter de niaiser », s’est rappelé Sutherland.

 

« Même quand ça arrivait qu’on connaissait un mauvais match et qu’il se faisait frapper et frapper par l’adversaire, il n’y avait jamais un mauvais mot qui sortait de sa bouche envers nous. Bien sûr, il nous disait de mieux faire, mais il ne nous lapidait pas publiquement », a ajouté Stegall à ce sujet.

 

Cette approche respectueuse semée pendant des décennies a produit ses fruits. Ses coéquipiers de l’époque et ses joueurs du moment ont voulu se sacrifier pour son travail bienfaisant.

 

« Il est tellement une bonne personne que tu ne veux pas être celui qui va le décevoir. Tu ne veux pas manquer ton bloc et qu’il se fasse sonner, ça te fait de quoi, particulièrement pour un gars comme lui, tu veux qu’il soit fier de toi », a soutenu Sutherland.

 

Jones ne voulait pas voler la vedette à ses supérieurs

 

Comme dans le milieu artistique, ce n’est pas donné à tout le monde sur la scène sportive d’exceller dans un « premier rôle ». Confiné à un mandat d’adjoint pendant 10 saisons, Jones semblait être perçu tel un acteur de soutien.

 

Dans une mission de ce type, Jones acceptait de s’effacer naturellement.

 

« Je ne tenterai jamais de voler la vedette (upstager) à une autre personne, ce n’est pas dans ma nature. Je suis bien dans l’ombre et ça ne me dérangeait pas. En tant qu’entraîneur-chef, je sens que c’est mon tour et ça me permet de me laisser aller pleinement. Quand je ressens quelque chose, je fonce même si ça veut dire de danser ou sauter. C’est agréable, je peux exprimer mon côté un peu rigolo », a avoué Jones qui a notamment joué les personnages de Juan Peron dans Evita et Vladimir dans En attendant Godot.

 

« Ça démontre qu’il respecte la hiérarchie qui existe au football. C’est sûr qu’il conservait une certaine réserve. Désormais, il a eu le signal que c’est son spectacle et ça lui enlève sa laisse en quelque sorte », a décrit Sutherland.

 

« Maintenant qu’il n’est plus le passager, mais le conducteur, il peut s’exprimer entièrement », a confirmé Stegall.

 

« On peut voir qu’il se laisse plus aller. Après tout, c’est son équipe maintenant, c’est lui qui dicte le ton », a noté Lewis qui ne donne pas sa place du côté expressif.

 

Doué pour gérer une équipe entière

 

S’il n’était pas un bon entraîneur, ça ne vaudrait pas la peine qu’on s’attarde à sa personnalité attachante. Mais puisqu’il a été le déclencheur d’un spectaculaire revirement dans le nid en 2019, cette faculté lui attire des compliments.Khari Jones

 

Il devait tout de même prouver que c’était dans son répertoire de pouvoir assumer la gestion d’une équipe entière.

 

« Quand tu es quart-arrière, il n’y a pas grand-chose qui compte dans ta vie outre ta position et ce que tu dois exécuter avec l’attaque. Ton monde devient un peu plus petit et tu dois ensuite découvrir si tu peux développer une vision plus globale quand tu accèdes à un rôle d’entraîneur-chef. Khari navigue bien avec cette responsabilité élargie, c’est clair », a précisé Sutherland en sachant qu’il accorde une belle liberté à ses adjoints.

 

Plus tôt cette saison, Sutherland s’est assuré de le féliciter.

 

« Je lui ai dit que j’étais tellement heureux pour lui parce qu’il était en train de bâtir une équipe à son image. »

 

Ça fait près de 25 ans que Jones gravite dans le milieu du football professionnel. Ce serait facile de penser que ce poste d’entraîneur-chef lui était destiné.

 

« Pour être honnête, je n’ai pas vu ça venir, je ne percevais pas cette option pour son avenir. Il parlait souvent de ses projets en théâtre, d’idées pour des projets dans le milieu des affaires. Je ne le voyais même pas devenir coordonnateur offensif. Mais je savais qu’il obtiendrait du succès dans ce qu’il allait choisir parce que c’est un homme qui vise la perfection pour lui et ceux qui l’entourent », a admis Stegall.  

 

Dans le milieu artistique, un tel rendement lui vaudrait des offres pour plusieurs rôles d’envergure. Au football, la récompense serait un contrat approprié à long terme. Il faudrait toute une audace de la part des propriétaires qui feront l’acquisition des Alouettes pour ne pas lui consentir.

 

« Son potentiel n’a aucune limite s’il a accompli ça en une saison. Je crois fermement que le premier geste des nouveaux propriétaires doit être celui-ci. Sinon, c’est évident que d’autres formations vont l’approcher », a statué Stegall.  

 

Justement, c’est le discours que même les joueurs commencent à tenir.

 

« Je serais menteur si je ne disais pas que je le vois diriger cette équipe pour les 10 ou 15 prochaines années », a tenu à exprimer Johnson.

 

Au début des années 1990, un joueur de football qui adorait le théâtre s’attirait assurément des taquineries. Ses coéquipiers de l'époque, Lamar McGriggs et Juran Bolden, lui ont d'ailleurs tiré la pipe plus d’une fois. Aujourd’hui, l’ouverture est plus grande et personne n’ose rire de son travail comme entraîneur-chef surtout avec un tel rendement. Avoir su, il aurait été choisi plus tôt dans le cadre des auditions.

*Avec la collaboration de Mikaël Filion