Pour une majorité de joueurs de football professionnel, le rêve américain, c’est celui de pouvoir un jour porter les couleurs d’une formation de la NFL. Les joueurs de la Ligue canadienne de football n’y échappent pas, et c'est particulièrement vrai pour les joueurs originaires des États-Unis.

L’objectif ultime, celui qu’ils chérissent depuis leurs débuts dans le sport compétitif, c’est celui d’évoluer dans le meilleur circuit au monde.

On entre présentement dans une période de l’année durant laquelle les équipes de la NFL octroient des essais à des joueurs évoluant  dans la LCF et dans d’autres ligues. Ça peut évidemment chicoter des partisans des Alouettes de savoir qu’il y a une possibilité de voir des joueurs de talent comme William Stanback et Eugene Lewis quitter vers le sud de la frontière.

C’est effectivement un risque, mais je pense que ça reflète aussi le fait que la LCF devient de plus en plus attrayante. Un nombre grandissant d’agents parviennent à convaincre des athlètes de talent que le Canada est un bon endroit où se développer pendant une saison ou deux dans l’attente d’une éventuelle opportunité de faire le saut dans la NFL. Tu prends de l’expérience, tu peaufines certaines facettes de ton jeu, et rien ne t’empêche de retenter ta chance. D’ailleurs, une grande proportion des joueurs américains qui aboutissent dans la LCF sont déjà passés par le processus d’essais professionnels ou de mini-camps, et c’est le cas pour Stanback et Lewis.

Stanback avait pris part à un camp des Packers de Green Bay en 2017, tandis que Lewis avait participé à quelques mini-camps. On les comprend bien sûr de vouloir avoir le cœur net maintenant qu’ils sont à la mi-vingtaine, au sommet de leur art. Ils ont confiance en leurs habiletés et se croient capables d’aider un club de la NFL. La première fois, peut-être avaient-ils une certaine naïveté et un manque de connaissances par rapport aux réalités de ces essais professionnels. Je suis persuadé que cette fois, ils sont mieux outillés pour analyser la situation. Ils ne voudront pas être de la simple chair à canon, et le montant qui leur sera offert (advenant qu’une offre leur est faite) sera un excellent indice à cet égard. Les deux souhaitent évoluer dans la NFL, mais pas à n’importe quel prix.

Lewis a-t-il le facteur coup d’œil?

Il faut comprendre que dans le cas de Lewis, ça ne sera pas nécessairement facile d’attirer les regards. Il  y a ce qu’on appelle dans le jargon anglophone le ‘eyeball test’, ce que j’appelle le facteur « coup d’œil ». Y a-t-il un trait particulier dans son jeu, une qualité dans son profil qui le fait ressortir du lot? Y a-t-il quelque chose qu’il parvient à faire mieux que les autres candidats?

Eugene Lewis est un excellent receveur de passes, mais avouons-le, des receveurs, il y en a à la pelletée dans la NFL et dans les rangs collégiaux américains. Ils attendent tous qu’on leur donne une chance de se prouver. Et lorsqu’on considère le gabarit de Lewis (6 pieds, 210 lbs) et le chrono qu’il a établi sur 40 verges dans le processus du repêchage (4,62 secondes), on ne voit rien là qui puisse nous faire sourciller. Il n’est pas le plus grand, ni le plus rapide. Par ailleurs, Lewis peut-il jouer sur les unités spéciales? J’ai des réserves à ce sujet.

Loin de moi l’idée de jeter un ombre négatif sur sa candidature. Après tout, si tu n’y vas pas, tu ne sauras jamais si tu peux convaincre une équipe de ton potentiel. D’autant plus qu’à bientôt 27 ans, Lewis vient de connaître une excellente progression en 2019 par rapport à sa saison précédente.

Sauf que sur un terrain de la NFL, plusieurs choses changent par rapport aux réalités que connaissent les receveurs de la LCF. La surface de jeu est plus petite. Donc, il y a moins d’espace, le temps de réaction est amoindri et ça mène à plus de confrontations physiques. De plus, le receveur de la NFL n’a pas le loisir de prendre son élan et de se donner un avantage par rapport à son couvreur au moment de la remise au quart.

Lorsqu’on se penche sur l’historique des receveurs ayant récemment tenté leur chance chez nos amis du sud, on recense notamment Duke Williams, meilleur receveur de la LCF en 2018. Il avait totalisé 88 attrapés, 1579 verges et 11 touchés et ç’a l’a amené à percer la formation des Bills de Buffalo cette année. Toutefois, Williams n’a pris part qu’à trois rencontres. On parle d’un athlète de 6 pieds 3 pouces et 225 lbs. Il a célébré ses 26 ans au cours de sa première année dans la NFL.

Bref, même en étant un an plus jeune que Lewis, plus productif que lui et en présentant un gabarit plus intéressant, il n’a pas réussi à se tailler un grand rôle.

Si on remonte à 2017 maintenant, le meilleur ailier espacé de la LCF a été Brandon Zylstra, qui s’alignait tout comme Williams avec les Eskimos d’Edmonton. À 6 pieds 2 pouces et 215 lbs, il avait obtenu un essai à l’âge de 24 ans. À sa dernière campagne dans la LCF, il avait brûlé la ligue en terminant avec 100 réceptions, 1687 verges et cinq touchés. Qu’en est-il advenu? Il a passé la saison 2018 avec les Vikings du Minnesota, surtout au sein des unités spéciales, avant de disputer six matchs jusqu’à présent en 2019 avec les Panthers de la Caroline. Là aussi, son rôle a été orienté vers les unités spéciales.

Deux des meilleurs receveurs issus de la LCF dans les dernières saisons ont eu du mal à se faire une niche dans la NFL, et les responsabilités qu’on leur donne sont assez modestes. Ils ne sont pas souvent dans le feu de l’action.

Je ne veux absolument pas détruire le rêve d’Eugene Lewis, mais en même temps, je dois évaluer cette situation froidement. Chaque situation est différente après tout. Peut-être saura-t-il attirer l’attention d’un des clubs qui l’évaluera... Mais s’il se résigne à revenir dans la LCF, je suis certain qu’une très belle carrière l’y attend.

Une autre histoire pour Stanback?

Je parlais du facteur « coup d’œil » précédemment. À mon avis, William Stanback le possède de manière plus significative que son coéquipier. Après tout, il possède un mélange de vitesse, de gabarit et de puissance qui intrigue. Même à 235 lbs, il a réussi à afficher un chrono très respectable de 4,55 secondes sur 40 verges.

En plus, Stanback l’a prouvé, il peut se tirer admirablement bien d’affaire sur les unités spéciales. Oui, il amènera polyvalence et profondeur à la position de porteur de ballon, mais c’est impossible de ne faire que ça. Et rappelez-vous qu’à sa première campagne à Montréal, en 2018, Stanback avait été une machine sur les unités spéciales. Il était une terreur sur les couvertures de bottés d’envoi en plus d’exceller sur les retours de bottés. Clairement, c’est une valeur ajoutée à sa candidature.

J’ai mentionné brièvement qu’il avait participé à un camp des Packers. Soulignons qu’autour de lui à ce camp, il y avait un certain Aaron Jones qui venait tout juste d’être repêché. Jamaal Williams venait lui aussi d’être réclamé à l’encan amateur de la NFL. Ce sont encore aujourd’hui les deux partants dans le champ-arrière à Green Bay. À l’époque, il y avait aussi Ty Montgomery dans l’équation et quelques autres joueurs. Disons que la compétition était forte.

Probablement que Stanback a tiré des leçons de cette expérience. J’imagine qu’il étudie maintenant de manière plus approfondie la concurrence présente au camp.

Stanback est encore un diamant à l’état brut. En 2019, ce qu’il a amélioré de façon nette est sa lecture du jeu et sa prise de décisions. Je trouvais que l’année précédente, il avait laissé plusieurs longs jeux sur le terrain. Des gains potentiels d’une quinzaine de verges étaient limités à trois ou quatre verges. Il s’est amélioré à cet égard, et sa protection du quart dans le jeu aérien aussi. Ses deux années dans l’entourage des Alouettes lui ont permis de devenir un joueur plus complet… Ça ne peut que l’aider dans sa quête d’une place dans la NFL.

Le problème majeur, et ce n’est pas sa faute, est qu’il ne manque pas de porteurs de ballon qui gravitent autour du circuit Goodell. Au repêchage de 2019, il y a eu 26 demis offensifs qui ont trouvé preneur. De plus en plus, on les met sous contrat en tant que joueurs autonomes tant l’offre est grande. On n’a qu’à penser à Philip Lindsay, le porteur de ballon des Broncos de Denver, qui est un partant non-repêché.  

Un autre élément qui joue en défaveur des joueurs comme Stanback est le fait qu’ils sont les premiers éléments à faire partie de l’élaboration de l’effectif en vue de la saison 2020. Les joueurs de la LCF et ceux des autres ligues comme l’Arena Football League sont les premiers à faire leur entrée dans le système. Ils font leurs tests en décembre et en janvier, puis l’équipe manifeste son intérêt à les mettre sous contrat. Mais attention, car les choses peuvent être appelées à changer.

D’abord, en février, il y a l’ouverture du marché de l’autonomie. Des embauches peuvent survenir à la même position que le joueur de la LCF, surtout si la formation en question s’aperçoit qu’un joueur qu’elle convoitait est disponible et que ses demandes salariales conviennent à son budget. Puis en avril, peut-être l’équipe utilisera-t-elle un de ses choix au repêchage sur un joueur évoluant à la même position.

Tout ça pour dire que la hiérarchie peut changer de façon drastique. Soudainement, une situation qui paraissait intéressante pour le joueur ayant paraphé son contrat en janvier n’est pas aussi enviable qu’il ne le croyait. Il arrive aux mini-camps printaniers et il se retrouve à un endroit qu’il n’anticipait pas au sein de la hiérarchie. C’est là le plus gros défi des joueurs qui arrivent de la LCF, et c’est pourquoi j’insiste sur l’importance d’obtenir une garantie salariale qui équivaut au minimum à la moitié de la saison dans le football canadien.

Il faut dire aussi que l’implantation du règlement voulant que les équipes ne puissent pas travailler aussi étroitement avec les joueurs durant l’entre-saison nuit aux plus jeunes athlètes comme Stanback et Lewis. L’Association des joueurs a travaillé fort pour que les saisons mortes soient plus calmes, probablement à la demande des vétérans.

Si ça fonctionnait comme avant, ils auraient potentiellement pu passer l’hiver au complet avec leur nouvelle équipe à s’entraîner en gymnase (course, poids et haltères, etc.), à faire des exercices sur le terrain et à visionner des séquences vidéos avec les entraîneurs de positions. C’est désormais interdit et c’est un avantage réel qu’ont perdu les joueurs de la LCF qui se joignent à une organisation de la NFL.

En terminant, je crois vraiment que l’organisation doit soutenir Stanback et Lewis à tenter leur chance dans le football américain. Parmi les deux, je persiste à croire que Stanback part avec de réelles chances de se faire remarquer, quitte à accepter un rôle centré autour des unités spéciales.

Et à ceux qui déplorent le départ des joueurs de talent de la LCF vers la meilleure ligue au monde après un an ou deux, dites-vous que plus il y en aura qui réaliseront bien la transition entre les deux circuits, plus ça deviendra un outil de promotion important pour que d’autres excellents joueurs américains, voyant que ça peut leur servir de tremplin, viennent faire leurs classes dans le football canadien.

* propos recueillis par Maxime Desroches