MONTRÉAL – Comme un ailier défensif qui force un quart-arrière à quitter précipitamment sa pochette protectrice, la pandémie de coronavirus a déréglé le synchronisme de nos vies. Depuis maintenant quatre mois, les tracés usuels sont embrouillés, notre notion du temps embrumée par nos efforts à chercher un sens au moment présent.  

L’imprévu a engendré la confusion, dans les pires cas l’oubli. 

Mais Julien Bourassa est devenu un excellent bloqueur avec les années. Au sens propre du terme, assez pour faire sa place au sein de l’unité offensive de l’équipe de football de l’Université de Buffalo. Au sens figuré, assez pour empêcher quelques irrégularités d’affecter les détails de son plus cher souvenir sportif. 

En clair, il faudra plus qu’une pandémie pour qu’il oublie ce qu’il a vécu le 7 septembre 2019.

Bourassa a capté une seule passe la saison dernière, sa troisième avec les Bulls. « Mais je suis correct avec ça! », jure-t-il avec le sourire. Rarement utilisé pour la fiabilité de ses mains, l’ailier rapproché québécois a inscrit le premier touché de sa carrière universitaire devant 104 000 spectateurs au stade des Nittany Lions de Penn State.

« Si tu dis à un gars de Laval qui a joué au football toute sa vie au Québec qu’il va se rendre à Buffalo et qu’il va marquer un touché à Penn State pour donner les devants à son équipe... Je peux dire que jamais je n’aurais pensé que ça m’arriverait dans ma vie », s’émerveillait encore l’étudiant-athlète dans une entrevue avec RDS cette semaine. 

Bourassa n’a rien oublié des étapes qui ont mené aux célébrations les plus inattendues de sa jeune carrière. La blessure au genou subie par l’ailier rapproché partant Zac Lefebvre. Les trois jeux qui ont amené les Bulls à la porte des buts. Les 17 secondes au tableau indicateur.

« J’entends le jeu, il y a juste une option. Je sais que ça va être moi ou le porteur de ballon, un ‘high-low’ sur le demi de coin. S’il vient vers moi, la passe ira au porteur. Si c’est le contraire, c’est moi qui serai ciblé. Je suis sur mes trois points d’appui, Ready! Set! Hut!, et là je vois la confusion dans la défensive. Les joueurs se pointent, ils ne savent plus trop où s’en aller. Personne ne me regarde. Tout ce que j’ai à faire, c’est courir cinq vers devant moi et dévier à 45 degrés. La passe arrive. Je me rappelle encore, c’était un ballon facile mais j’avais tellement peur de l’échapper! Dès que je l’ai capté, c’était la folie furieuse dans ma tête. J’aurais aimé faire une belle petite célébration, mais j’ai gelé. » 

La scène est d’autant plus marquante qu’elle se passe devant les membres de sa famille, qui ont fait le voyage pour assister à la rencontre.

« C’est la première chose à laquelle j’ai pensé, à quel point j’étais chanceux qu’ils soient là. C’était quand même pas mal émouvant pour vrai. C’était un grand moment. Je n’en reviens pas encore. » 

L’anonymat dans lequel se déroule l’entraînement estival offre toujours un contraste frappant avec les vibrations enivrantes ressenties dans les immenses stades de la NCAA. Présentement, la distance entre les deux extrêmes paraît encore plus grande.

Bourassa, un ancien receveur de passes avec les Spartiates du Cégep du Vieux-Montréal, pourrait passer ses soirées d’été à se demander s’il y aura d’autres touchés, à la limite d’autres attrapés. Mais en ce moment, son questionnement ne se rend même pas aussi loin. Jouera-t-il seulement au football cette année? Les dirigeants de la Mid-American Conference (MAC), dans laquelle évoluent les Bulls, n’ont toujours pas pris de décision à cet égard.  

« Je ne pense pas que c’est le MAC, mais plutôt le Power Five, donc les cinq conférences les plus puissantes, qui vont prendre leur décision en premier. Ce sont elles qui vont ouvrir le bal, prédit l’étudiant en finances. Pour l’instant, nos entraîneurs gèrent la situation comme si on débutait le camp d’entraînement dans deux semaines. Tout est normal. Mais pour dire vrai, je ne trouve pas qu’on a eu beaucoup d’information de la NCAA. » 

« Ce que j’en pense? Moi je souhaite qu’il y ait une saison. C’est long, s’entraîner toute une année sans saison. Mais je ne suis pas sûr que c’est ce qui va se passer. Je reste positif, mais je ne sais pas. » 

En attendant, Bourassa joue au football comme s’il n’y avait pas de lendemain. À chaque matin de la semaine, il y a les entraînements d’équipe, par groupes réduits. De la salle de musculation à la pelouse lignée, il suit à la lettre les consignes et perfectionne l’art de bloquer, sa nouvelle vocation. 

« Et comme il n’y a pas grand-chose à faire à Buffalo, ce n’est vraiment pas rare qu’on retourne sur le terrain dans l’après-midi pour faire des trucs plus offensifs. On va courir des tracés avec le quart-arrière. Je suis un devenu un tight end, mais là, je fais comme un receveur. »