MONTRÉAL – Frappée durement par la crise de la COVID-19, la Ligue canadienne de football a déposé une demande d’aide financière au gouvernement fédéral pouvant aller de 30 à 150 millions. Pendant ce temps, les joueurs veulent faire partie de la solution et certains prônent même l’idée de jouer devant des gradins vides. 

Étrangement, depuis plus d'une semaine, les discussions entre la LCF et l’Association des joueurs sont rompues à la suite d’une interprétation différente d’une clause contractuelle de la convention collective. Voilà un luxe que le circuit canadien ne peut guère se permettre. Dans une période comme celle-ci, toutes les idées sont les bienvenues pour arriver au compromis le moins catastrophique. 

La frustration grimpe donc tranquillement du côté des joueurs qui veulent limiter la dérive financière qui guette la LCF. On a fait le tour de la question avec Antoine Pruneau, le représentant des joueurs pour le Rouge et Noir d’Ottawa, qui se classe parmi les joueurs prêts à jouer uniquement pour les téléspectateurs. 

Un coup d'éclat pour aller chercher un Québécois?

Plusieurs enjeux doivent être considérés donc prenons le temps de démêler le tout. 

D’abord, Pruneau, un athlète respecté à travers la LCF, comprend très bien qu’une partie de la population puisse sursauter en prenant connaissance de cette requête déposée au gouvernement de Justin Trudeau qui étudie le dossier. 

« Je sais que le montant peut sembler gros et que bien des gens doivent se dire ‘Ah, tsé, le football, ce n’est pas un besoin essentiel présentement’. Je suis d’accord avec eux qu’on ne fait pas un métier essentiel à la survie de la population pendant la crise. Mais je le vois plus d’un point de vue économique. Pour moi, le gouvernement aurait clairement un bon retour sur cette aide de 150 millions », a déclaré Pruneau, au RDS.ca, sans vouloir froisser personne. 

Mercredi matin, le vétéran de six saisons s’est donc lancé dans des calculs pour étoffer son point de vue. Sans plonger de manière exhaustive, il a évoqué les données suivantes sur ses réseaux sociaux : 

-La LCF, c’est environ 1000 employés avec un salaire moyen de 80 à 90 000$ alors que les hauts salariés font grimper la moyenne. Ces joueurs doivent payer au moins 25 000$ en impôts au Canada. On arrive à une somme de 25 millions annuellement.

-Ensuite, on ajoute des taxes de 15% sur les billets (le pourcentage est plus bas en Alberta et en Saskatchewan). Si on calcule une moyenne de 18 000 spectateurs par match à 70$ par billet pour neuf matchs, ça fait 15 millions. 

- Ça fait donc 40 millions qui revient au gouvernement chaque année et c’est sans compter les taxes sur la marchandise, la bière, le stationnement, les employés à temps partiel, la semaine de la Coupe Grey, les matchs préparatoires...

-Je trouve que c’est un très bon retour sur l’investissement 

-En 10 ans, tu vas chercher plus de 400 millions et tu finis par plus que doubler ton investissement tout en sauvant des milliers d’emplois. Mais bon, qu’est-ce que j’en sais...

Cette logique tient la route à plusieurs égards et c’est sans compter les employés à temps partiel qui travaillent dans les stades à travers le pays pour les matchs, les employés des réseaux de télévision qui sont attitrés à cette couverture, les journalistes de la presse écrite et de la radio. 

« Je pense également à l’affluence du stade pour les commerces (surtout les bars et les restaurants) situés à proximité. Ça sonne beaucoup 150 millions, mais ça se justifie quand tu vois tous les revenus générés par la LCF », a ajouté celui qui a vu sa copine Laurence accoucher du premier enfant du couple, Charles Henri, le 8 mars. 

Là où la LCF s’attire des critiques pour sa demande, c’est notamment parce que six des neuf équipes appartiennent à des conglomérats importants ou des personnes bien nanties. C’est d’ailleurs pour cette raison que des clubs peuvent se permettre d’exister sans engranger de profits. Mais, comme le rappelle Pruneau, les impôts du salaire des joueurs et les taxes se rendent tout de même aux instances gouvernementales. 

Ainsi, les joueurs cherchent à empêcher que ce soit eux les grands perdants dans cette histoire. 

« En ce moment, comme pour bien des gens, c’est difficile de planifier l’avenir pour nous. On doit continuer de s’entraîner. De nos jours, on effectue une immense préparation durant la saison morte sans être rémunéré avant de se présenter au camp d’entraînement. Les gars investissent du temps et de l’argent pour arriver à un niveau athlétique supérieur. Présentement, on se retrouve qu’on doit investir du temps tout en se disant ‘Ouin, est-ce que je vais obtenir mon argent au final?’ », a admis Pruneau. 

D’où le désir de relancer les discussions sans tarder. La dispute est survenue à propos du paragraphe 16 de la convention collective. On peut y lire que les deux côtés acceptent que, si les activités de la LCF sont suspendues, tous les contrats prennent fin. Les joueurs cherchaient ainsi à permettre à quelques athlètes de trouver du travail ailleurs, comme dans la NFL, si la saison de la LCF est annulée. Les dirigeants de la LCF ont mal digérés le tout en prétendant que le circuit était plutôt en pause en raison du coronavirus.

Il n’en demeure pas moins que la période actuelle se prête mal à une impasse qui provoque un manque de transparence. 

« Ce qui me déçoit présentement, c’est ce petit manque de communication entre la Ligue et les joueurs. Ils ont arrêté les communications avec nous parce qu’ils voulaient absolument qu’on s’entende sur cet aspect. Je trouve ça un peu immature », a expliqué le maraudeur qui habite le quartier Overbrook d'Ottawa. 

« C’est plate parce que ce qu’on vit présentement, ce n’est pas la négociation d’une convention collective, on est en gestion de crise et je pense que l’aide de tout le monde aurait pu être bénéfique. C’est important qu’on soit des partenaires là-dedans. En ce moment, ce que la Ligue nous demande, c’est d’être partenaires avec eux seulement quand ça fait leur affaire », a déploré l’un des représentants de la French Mafia du Rouge et Noir. 

Dans le cadre d’une discussion en compagnie de son coéquipier Jean-Philippe Bolduc (qui assiste sa conjointe dans la fabrication de masques ces jours-ci) et du journaliste Olivier Beauregard du 104,7 FM, Pruneau a avancé que c’est cette approche de discorde avec les joueurs qui pourrait enfoncer le clou dans le cercueil de la LCF. 

Randy AmbrosieLe commissaire Randy Ambrosie l’admet d’ailleurs, les perturbations actuelles pourraient mettre en péril la LCF et son histoire qui remonte à plus d’un siècle. 

« Je comprends qu’il y ait une portion d’attente parce qu’on est dépendants de ce qui se passe avec le coronavirus, il faut que ce soit le plus sécuritaire possible. Mais aucune raison ne justifie qu’on n’étudie pas toutes les options et qu’on ne prépare pas un plan d’action concret qui serait partagé aux joueurs. Ça enlèverait une grosse dose d’incertitude de notre côté », a mentionné Pruneau qui tenait à ajouter une précision. 

« Cela dit, je ne veux pas sonner trop négatif envers la LCF parce que rien n’a été annoncé selon quoi les joueurs ne toucheraient pas leur salaire cette année. Il ne faut pas assumer le pire, on est quand même des partenaires dans cette aventure », a dit Pruneau alors que les joueurs canadiens devraient être admissibles à des programmes gouvernementaux si leurs salaires étaient touchés. 

L’incertitude affecte plus lourdement certains joueurs qui étaient moins bien préparés financièrement pour des imprévus. Ça leur rappelle à quel point un plan B vaut son pesant d’or surtout dans le sport professionnel. 

Des gradins vides, Pruneau voit une opportunité

Pour un circuit qui touche environ 50% de ses revenus de la billetterie et des concessions, l’idée de se produire devant des gradins vides semble périlleuse. Pourtant, Pruneau croit à ce scénario surtout que les téléspectateurs sont en « manque » de sport à la télévision.  

« Si la LCF croit en son produit autant que moi, on devrait le faire même si ça implique d’assumer des pertes. Il suffit d’accrocher quelques partisans de plus et ça pourrait rapporter des dividendes. Les réseaux sont moins occupés par d’autres sports comme la NBA et la NFL, on pourrait attirer une autre clientèle qui pourrait tomber en amour avec notre sport », a lancé Pruneau en précisant que le contrat télévisuel avec TSN et RDS défraie environ tous les salaires de la LCF. 

Bien sûr, le projet exigerait de réduire les dépenses au maximum pour la présentation des matchs. Une multitude de frais seraient épargnés dans un stade désert de partisans.  L’idée mérite d’être calculée avec soin, mais elle sonne sans doute très risquée pour les propriétaires. 

Ultimement, Pruneau comprend que lui et les autres joueurs devront accepter des sacrifices financiers pour fouler le terrain en 2020 vu que le calendrier devrait être réduit. Une nuance demeure importante à ses yeux pour établir la compression. 

« J’ai entendu l’option du pro rata par rapport au nombre de matchs joués pour calculer notre salaire. Le seul problème, c’est que notre travail ne se passe pas juste pendant la journée des matchs. Il y a toute la préparation de la saison morte et le risque que plusieurs joueurs prennent de ne pas faire l’équipe au final. Je crois que ce risque doit être compensé dans les salaires. Je ne serais pas d’accord de respecter exactement la proportion. Si les joueurs acceptent une diminution de salaire, on va s’attendre à ce que soit répandu à l’ensemble du système », a précisé Pruneau en faisant allusion à tous les employés des équipes. 

Pruneau aime tant la LCF qu’il a plusieurs fois refusé de quitter le terrain malgré des blessures considérables. Il s’accroche donc à l’espoir d’une solution acceptable pour chacun. Après tout, le Rouge et Noir a connu une saison très décevante en 2019 et il trépigne d’impatience à l’idée de corriger le tir avec de nouveaux entraîneurs.  

« On parle de l’aspect financier, mais c’est tout autant difficile d’investir six mois de ton temps à t’assurer que tu seras à 100% dès le premier son de cloche. Pour le moment, on n’aura pas l’occasion de le prouver », a conclu Pruneau.