Comment pourrait-on oublier la désastreuse journée du 11 juin 1980? Le repêchage de la Ligue nationale se tenait pour la première fois dans l’historique Forum de Montréal.

Les Montréalais étaient excités car le Canadien détenait le tout premier choix. Un choix facile aux yeux de plusieurs puisque Denis Savard, qui avait amassé 455 points en trois saisons, en se produisant déjà dans un uniforme tricolore avec Junior de Montréal, était appelé à devenir la prochaine grande vedette de l’équipe et le centre tout désigné pour alimenter Guy Lafleur.

Savard attendait impatiemment le moment d’entendre son nom, assis dans les gradins en compagnie des membres de sa famille et de nombreux supporters et amis. Le public s’apprêtait à jubiler quand le directeur général de l’époque, Irving Grumman, a refroidi l’amphithéâtre en réclamant un grand gaillard de la Saskatchewan, lui aussi joueur de centre, Doug Wickhenheiser.

Pour la petite histoire, Wickenheiser a marqué 49 buts durant les trois saisons et demie passées avec le Canadien. Savard a récolté 1 338 points en 17 saisons, son chandail a été retiré par l’organisation qui l’a repêché, les Blackhawks de Chicago, il est au Panthéon du hockey et son nom apparaît dans le classement des 100 meilleurs joueurs dans l’histoire de la ligue.

Ce soir, Savard rentre à la maison pour y recevoir un autre hommage, celui d’une intronisation au Panthéon des sports du Québec. Il ne cache pas sa fierté de réaliser, 21 ans après sa retraite, qu’il n’a pas été oublié.

« Cette intronisation se passera là où tout a commencé pour moi, dit-il. Honnêtement, j’ignorais que ce panthéon existait. C’est un grand honneur quand j’apprends que les intronisés à ce panthéon ont contribué à leur façon à écrire l’histoire sportive du Québec. »

Qui sait quel genre de carrière il aurait connue si elle s’était déroulée entièrement dans l’uniforme du Canadien? À Chicago, il s’est présenté dans une équipe vieillissante qui était désespérément à la recherche d’un centre d’avenir. Il a donc eu sa chance dès le départ. On lui a donné toute la glace pour lui permettre d’acquérir rapidement une précieuse expérience. À l’époque, le Canadien n’avait pas la réputation d’ouvrir la porte à de vertes recrues.

« Difficile de répondre à cela, mentionne-t-il. Peut-être que ma carrière aurait été meilleure à Montréal, mais peut-être aussi qu’elle aurait été pire. Peu importe l’endroit, j’aurais aimé ma situation. Le hockey a été toute ma vie. À 57 ans, je reste un passionné d’un sport qui m’a aussi permis de me faire de nombreux amis. J’observe encore tout ce qui se passe. Je visionne régulièrement les matchs de mes Hawks et nos Canadiens. »

Savard a été parmi les joueurs les plus excitants de son époque. Il était rapide, spectaculaire, excellent fabricant de jeux et habile marqueur. Ses buts les plus spectaculaires meublent les sites internet. Sa manoeuvre la plus excitante, le spinorama, lui permettait de contourner habilement les défenseurs et de profiter parfois d’échappées seul avec les gardiens qui n’y voyaient que du feu.

On connaît Savard comme un athlète enjoué, près des gens, farceur à ses heures, impulsif et d’humeur généralement égale. À l’opposé, durant sa carrière, il a réussi à cacher une facette très différente de sa personnalité. Un éternel angoissé, il était miné par diverses inquiétudes au sujet de ses succès personnels. Il vivait dans la crainte de décevoir le public ou de subir une blessure grave, et ce, même si son immense talent lui permettait de survoler la patinoire.

« J’ai tout fait pour survivre dans cette ligue de géants. Je craignais de ne pas pouvoir y arriver. Cette attitude était ancrée en moi. Au camp d’entraînement, même si mon poste était déjà acquis, je m’obligeais à être le joueur le plus dominant. Toutes ces craintes m’ont servi de motivation », admet-il.

Le conseil de Serge Savard

Le public l’attendait depuis 10 ans quand Serge Savard est allé le chercher à Chicago en retour de Chris Chelios. Ses meilleures années étaient derrière lui, mais il affirme ne pas avoir ressenti plus de pression en sachant que Chelios, de son côté, allait faire une différence à Chicago où les Hawks semblaient déjà posséder tous les éléments pour gagner la coupe Stanley.

Dès son arrivée à Montréal, le directeur général lui a fait une remarque qu’il a retenue. Il lui a fait comprendre qu’il allait devoir modifier son style de jeu afin de se mouler au style de l’équipe. À Chicago, on lui avait toujours permis d’être lui-même sur la patinoire.

« On m’a toujours laissé aller, mais on n’a pas gagné, reconnaît-il. Je dois préciser que lorsqu’on affronte les Oilers d’Edmonton quatre ou cinq fois en demi-finale, c’est difficile de gagner la coupe. Avec le Canadien, mon approche a changé. Serge avait raison. C’était important d’être discipliné. On ne gagne pas des matchs de hockey en causant des revirements. Ce n’est pas comme ça que ça marche. On n’a pas brimé mon talent car à chacune de mes deux premières saisons avec le Canadien, j’ai marqué 28 buts. Je peux vous assurer que marquer 28 buts avec le Canadien était 10 fois plus difficile que la saison de 47 buts que j’ai connue à Chicago. »

Heureusement, la vie réserve parfois de bien belles surprises. Le hasard a voulu que Savard remporte l’unique coupe Stanley de sa carrière après cette transaction avec le Canadien. Il n’a pas connu ses meilleures saisons avec le Tricolore, mais son attitude positive lui a permis de contribuer à l’unification du vestiaire. En route vers la coupe Stanley, il a été un motivateur et un précieux leader.

« Au moment de la transaction, j’étais convaincu que Chelios gagnerait la coupe bien avant moi. Aujourd’hui, je réalise que si je n’étais pas passé par Montréal, je n’aurais pas de bague de championnat », ajoute-t-il.

Quand on lui demande de relever les éléments de sa carrière qui l’ont vraiment marqué, étrangement il mentionne deux évènements survenus à Montréal. D’abord, son premier but dans la Ligue nationale a été marqué à sa première visite au Forum. Toute sa famille y était. Sa pièce de jeu n’a pas été banale. Il a contourné le défenseur étoile Larry Robinson pour se présenter seul devant le gardien Denis Herron qu’il a déjoué avec facilité.

Est-ce que ce but obtenu aux dépens de l’équipe qui venait de le bouder au repêchage lui a procuré un petit velours?

« Non, pas du tout. Ce n’est pas dans ma nature de réagir de cette façon », dit-il simplement.

L’autre fait marquant s’est produit le soir de la conquête de la coupe Stanley. Savard avait été réduit à un rôle de spectateur après avoir subi une blessure à un genou durant le premier match de la finale. Dans l’euphorie de la victoire, il a bondi sur la glace en habit cravate. Contre toute attente, après que Guy Carbonneau eut pris possession de la coupe, il s’est tourné vers lui et lui a déposé le trophée entre les mains.

« Ce n’est pas sans raison si Carbo a été un capitaine. Jamais je n’oublierai ce qu’il a fait », clame-t-il, un brin d’émotion dans la voix.