Jacques Demers est un homme condamné à vivre avec une inévitable compagne: la solitude. À la suite d’un ACV sévère, il est un peu seul dans son monde. Sa chambre d’hôpital, vaste et propre, est devenue sa résidence permanente. Sur les murs, des photos rappellent à quel point il a eu une carrière brillante, joyeuse, gagnante.

Il n’est plus en mesure d’en élaborer les moments les plus mémorables, mais il en conserve de belles images. Demers a eu le très grand bonheur et la chance ultime de remporter la coupe Stanley parmi ses concitoyens. Il a dirigé cinq formations dans la Ligue nationale et quatre autres dans les rangs professionnels mineurs. Il a remporté le trophée Jack-Adams à deux occasions et a été finaliste pour un troisième. Il a aussi été proclamé l’entraîneur de l’année dans la Ligue américaine. Il a longtemps rêvé, sans trop le dire, d’une intronisation au Panthéon de la renommée, mais cette distinction, malgré 14 saisons et 1 007 matchs derrière un banc, lui a échappée.

Par ailleurs, un autre évènement lui permet de garder son nom dans l’actualité. Chaque printemps, on se demande s’il pourra continuer de s’afficher comme le dernier entraîneur à avoir remporté la coupe Stanley au Canada.

Avec la récente élimination des Maple Leafs de Toronto, son petit fleuron personnel tient bon. Il faut voir ses yeux briller quand on lui rappelle que cette distinction est toujours la sienne. Ça lui fait un petit velours, c’est évident. Depuis que le Canadien a lessivé en cinq parties les Kings de Los Angeles de Wayne Gretzky il y a 26 ans, seulement cinq équipes canadiennes ont été finalistes de la coupe Stanley, Vancouver (2), Calgary Edmonton et Ottawa, sans pouvoir terminer le travail. Si on considère que les Oilers d’Edmonton ont remporté la coupe en 1990, l’exploit de Demers s’étend en fait sur 29 ans.

Cette coupe fut la plus grande réalisation de sa carrière. Dans l’histoire de la ligue, seulement six entraîneurs québécois ont remporté la coupe: Scotty Bowman, Claude Ruel, Jean Perron, Jacques Lemaire, Pat Burns et lui. À cette liste, on peut ajouter deux franco-ontariens de langue française, Claude Julien et Bob Hartley. Il m’avait expliqué à l’époque à quel point c’était important pour la notoriété d’un entraîneur de réussir cet exploit inaccessible pour plusieurs.

À la façon d’un Marcel Dionne ( 731 buts, 1 771 points) qui a terminé sa brillante carrière sans y arriver, des entraîneurs aguerris n’ont pu toucher au gros trophée. Pat Quinn a passé 21 ans et 1 400 matchs derrière le banc sans l’avoir gagné. Même situation dans le cas de Jacques Martin (1 294 parties), de Bryan Murray (1 239), de Paul Maurice ( 1 529) et d’Alain Vigneault (1 216), entre autres.

Avec le Lightning de Tampa Bay, Jon Cooper, qui croyait sans doute fermement pouvoir la gagner avec l’équipe par excellence de la dernière saison, a manqué le bateau à son tour. Des huit entraîneurs toujours en lice ce printemps, six rêvent d’une première bague emblématique de la coupe.

Une carrière qui l'a comblé

Demers a été comblé par l’ensemble de sa carrière. Il a mis un point final à son association avec le hockey quand il a quitté l’antenne de RDS pour accepter le rôle de sénateur offert par l’ex-premier ministre Stephen Harper. Il est juste de dire qu’il en a accompli beaucoup plus qu’il en avait rêvé.

Il était une fois... Demers avant la saison 92-93

Issu d’un milieu très modeste, il a dirigé de grands athlètes. Il a serré la main des gens qu’il n’aurait jamais cru rencontrer. Il a pu se forger un solide cercle d’amis à travers le pays.

Tout cela sans avoir affiché un simple c.v. de hockey au départ. Il n’a ni joué ni dirigé un seul match dans la Ligue de hockey junior majeur du Québec. Il a travaillé extrêmement fort pour faire sa place dans le hockey professionnel. Tout ce qu'il a obtenu dans la vie ne lui a pas été donné. Il a connu la pauvreté; il a été maltraité par un père abusif. Il a dû se faire un nom, se forger une réputation. Il était positif, mais il ressentait souvent le besoin d’être rassuré. Toute sa vie, il s’est battu pour éviter de retourner d’où il venait.

C’est probablement son instinct de survie qui l’a empêché de revenir au Québec pour reprendre son métier de camionneur quand son anglais très primaire ne lui permettait pas de passer ses messages clairement dans le vestiaire des Racers d’Indianapolis. Imaginez la considération que les joueurs pouvaient avoir pour un coach recrue parlant difficilement la langue du hockey. Il a vu des sourires moqueurs autour de lui, mais il a persévéré. Il a marché sur sa fierté. Il s’est accroché à la bouée de sauvetage que représentait le hockey.

Dans un moment de confidences, il m’avait exprimé d’une façon subtile toute la satisfaction ressentie à l’idée de s’en être si bien sorti. « À mes débuts dans le hockey, j’avais de la difficulté à m’exprimer en anglais alors que je suis devenu plus tard, à Ottawa, l’un des rares sénateurs parfaitement bilingues », avait-il dit, l’air amusé.

Incidemment, le 25 août prochain, jour de son 75e anniversaire de naissance, il deviendra, comme le veut le règlement, un retraité du sénat, ce qui devrait donner lieu à une petite fête en son honneur dans la capitale fédérale.

Seul un ACV a pu stopper l’élan de cet homme dynamique qui s’est toujours plu à rendre le monde heureux autour de lui. D’ailleurs, il n’était pas peu fier d’avoir respecté l’ultime souhait de sa mère qui, avant de rendre l’âme, lui avait demandé de ne pas se comporter comme son père en devenant une bonne personne.

Il a perdu l’usage de la parole, mais il est encore capable de sourire dans sa terrible déveine. Il lui arrive aussi de ressentir des moments de frustration qu’il exprime en serrant les poings quand sa condition le prive d’exprimer ses opinions, lui qui n’en a jamais manquées. Le bagarreur en lui est toujours bien vivant.

Demers est donc entré encore un peu plus dans la légende quand les Maple Leafs de Toronto ont laissé filer l’occasion de rapatrier la coupe Stanley en terre canadienne. Il a ainsi pu garder sa place dans l’actualité et dans l’histoire du Canadien.

Touchant hommage pour Coach Demers
Coach (1re partie)
Coach (2e partie)
Coach (3e partie)
Coach (4e partie)