MONTRÉAL – Au moins une fois par année, le téléphone de Mike Legg se met à vibrer comme celui d’une influenceuse qui vient de publier une nouvelle photo sur Instagram.

 

La plupart du temps, le tsunami de notifications le surprend quelque part au printemps, quand les différents réseaux d’information sportive commencent à combler l’espace dans leur grille-horaire avec différents palmarès de jeux marquants. Mais parfois, Legg reçoit une alerte en temps réel. C’est ce qui lui est arrivé la semaine dernière.

 

« Généralement, le mot se passe par texto et finit par se rendre à moi. Des amis vont m’envoyer une vidéo et m’écrire : ‘Hey, ce gars-là vient de marquer ton but!’ Et je suis comme, ‘Ok, cool!’ »

 

En l’espace de trois jours, à la fin octobre, trois joueurs évoluant dans trois ligues différentes – Yaroslav Likhachev dans la LHJMQ, Nils Hoglander dans la ligue élite suédoise et Andrei Svechnikov dans la LNH – ont réussi leur propre version du vieux truc de Mike Legg. Campé derrière le filet adverse, ils ont renversé la rondelle sur la lame de leur bâton pour la soulever et aller la glisser par-dessus l’épaule du gardien. 

 

Dans les médias québécois, la paternité de l’exploit a chaque fois été attribuée à Sidney Crosby, qui l’avait accompli dans un match contre les Remparts de Québec à sa première saison avec l’Océanic de Rimouski. Mais c’est Legg qui, sept ans plus tôt, avait été le premier à populariser cette spectaculaire pièce de jeu qui continue, à ce jour, d’être un objet de fascination.

 

Legg n’a pas la prétention d’avoir inventé la technique qui a fait de lui l’une des célébrités les plus nichées de l’histoire du hockey. Cet honneur, déjà bien documenté, revient à un certain Bill Armstrong, qui l’a exécutée pour la première fois dans un match alors qu’il portait les couleurs des River Rats d’Albany au début des années 1990. Armstrong, qui a passé huit ans à trimballer ses bâtons dans différents circuit mineurs, clame avoir marqué huit fois de cette façon avant d’accrocher ses patins.

 

Armstrong et Legg sont tous les deux natifs de London, en Ontario. Durant l’été qui a précédé le départ de Legg pour l’Université du Michigan, les deux hommes se sont retrouvés sur la même patinoire pour un match de remise en forme auquel participaient d’autres joueurs de niveau universitaire et quelques professionnels.

 

« On m’avait parlé de ce gars, Billy Armstrong, et on m’avait dit de le surveiller, raconte Legg. Il était dans l’organisation des Devils du New Jersey et on disait qu’il était très fort. J’ai donc commencé à l’observer de loin dès la séance d’échauffement. Et je me souviens encore de l’avoir vu aller derrière le filet et faire quelque chose avec la rondelle pour la ramener dans les airs jusque dans le but. Je n’avais pas eu le courage d’aller lui demander ce qu’il venait de faire et comment il l’avait fait, mais j’avais trouvé ça hallucinant. Je me suis dit qu’il fallait absolument que je pratique ça. Je ne savais pas exactement ce que c’était, mais il fallait que je l’essaie. »

 

Le feu vert de Berenson

 

Mike Legg décrit Marty Turco comme un « showman », un gars à l’aise sous les projecteurs qui adore se donner en spectacle. Mais jouer les faire-valoir dans les folies des autres, Turco n’avait aucune patience pour ça. Legg rit encore en se remémorant les réactions de son ancien coéquipier lorsqu’il parvenait à le déjouer avec une nouvelle feinte ou un extravagant spin-o-rama.

 

« À l’Université, on avait beaucoup de temps consacré à l’entraînement. J’adore le maniement de rondelle et je voulais toujours essayer de nouvelles choses. Après les pratiques, je faisais du temps supplémentaire pour tenter d’élaborer mes idées et de les amener à un autre niveau. J’étais un vrai mordu, on ne pouvait pas me sortir de la patinoire. »

 

Vers la fin de sa troisième saison avec les Wolverines, les élans créatifs de Legg ont attiré l’attention de son entraîneur. « Red » Berenson et ses adjoints se préparaient à sortir de la patinoire après un entraînement quand ils ont aperçu Legg, installé derrière un but avec deux coéquipiers et une chaudière de rondelles, qui déplaçait celles-ci comme une crêpe sur une spatule.

 

Mike Legg (2e rangée, 9e joueur à partir de la gauche) et le reste de l'équipe championne de 1996.« Est-ce que c’est légal? », a demandé le légendaire entraîneur à son attaquant. Legg, qui avait depuis longtemps préparé le terrain en questionnant les arbitres durant les périodes d’échauffement, a répondu par l’affirmative. « Alors pourquoi ne le fais-tu pas dans un match? », l’a défié Berenson.

 

Saisi, Legg a vu ce feu vert comme un cadeau empoisonné. Les séries éliminatoires arrivaient et il savait que s’il avait le malheur de bousiller une chance de marquer en errant dans la fantaisie, il finirait le match, et peut-être la saison, sur le banc. « Dans ma tête, je n’arrêtais pas de me répéter : ‘N’y pense plus, ne le fais pas, sors-toi ça de l’esprit. Tu auras amplement le temps de le faire l’an prochain. Ne fais pas le con’. »

 

Le cœur, on le sait maintenant, a fini par avoir le dessus sur la raison. Le 24 mars 1996, les Wolverines étaient à une victoire d’une participation au Frozen Four, le carré d’as du championnat de la NCAA, et tiraient de l’arrière 2-1 contre les Golden Gophers de l’Université du Minnesota, quand Legg a vu les eaux se séparer devant lui. Après avoir récupéré une rondelle laissée derrière le but par un coéquipier, il a levé les yeux et a vu, à sa droite, son compagnon de trio Bobby Hayes enveloppé par un défenseur. Devant lui, deux adversaires couvraient le haut de l’enclave. À travers les cordages, le gardien, accroupi, tentait de garder la trace de la rondelle.

 

« Il était presque sur ses genoux et voilà que je me retrouvais dans une position où je m’étais retrouvé des centaines de fois à l’entraînement. Il y avait tellement d’espace dans le haut du filet et j’avais longtemps fantasmé à l’idée de pouvoir placer la rondelle à cet endroit. Cette fois-là, c’est exactement ce que j’ai fait. Je n’ai pas réfléchi, j’ai simplement réagi. »   

 

Les Wolverines ont finalement battu les Gophers au compte de 4-3. Une semaine plus tard, ils remportaient le huitième titre national de leur histoire.

 

Une tête mise à prix

 

Le tour de magie de Legg a défini le concept de viralité à une époque où on ne pouvait aller sur Internet sans encombrer la ligne téléphonique. Il s’est retrouvé sur ESPN, lui a valu une entrevue à Hockey Night in Canada et une invitation dans un gala de remise de trophées en Suède. « Ma sœur avait perdu les pédales quand elle m’avait vu sur les ondes de CNN dans un terminal d’aéroport », s’esclaffe-t-il.    

 

Le jeu allait lui coller à la peau pour le reste de sa carrière. Après la dernière de ses quatre saisons universitaires, Legg, un choix de 11e ronde des Devils du New Jersey, est parti jouer une saison en Finlande. À Kuopio, un Ukrainien du nom d’Alexander Kuzminski a vite développé une obsession pour les antécédents de son nouveau coéquipier. Legg se souvient d’un caucus impromptu avant un avantage numérique au cours duquel Kuzminski s’était mis à le harceler pour qu’il refasse ce qui était désormais connu comme le « Michigan Goal ».

 

« Il était le long de la bande, à la hauteur des cercles, et j’étais en bas de zone, presqu’à côté du gardien. Il s’est mis à me passer la rondelle en me criant ‘Fais-le!’ et moi je la lui renvoyais en criant ‘Non!’ Le manège s’est répété pendant un certain temps jusqu’à ce que j’en aie assez. Finalement, j’ai glissé la rondelle sur ma palette, je l’ai soulevée et je l’ai mise dans le but. Il s’est précipité vers moi et m’a dit : ‘Je t’avais dit, il fallait que tu le fasses!’ »

 

Mike LeggUn an plus tard, Legg tente l’expérience de la RHI, un circuit professionnel de roller-hockey. Son entraîneur, un ancien dur à cuire de la LNH du nom d’Alan May, l’accoste sans gants blancs. « Peux-tu faire ton move sur des patins à roulettes? », demande-t-il à son nouvel attaquant qui, après quelques tentatives, lui confirme que oui. « Parfait, fais-le au prochain match », ordonne-t-il.

 

La suite de l’histoire, digne des meilleurs extraits du film Slapshot, est succulente.

 

« On jouait contre Las Vegas et leur entraîneur était le frère de Marty McSorley. Je ne le savais pas encore à l’époque, mais il était encore plus fou que son frère et mon coach mis ensemble. Bref, le match commence et comme me l’avait demandé Alan, je suis allé derrière le but, j’ai fait ce que j’avais à faire et j’ai marqué. Alan riait. Le match a continué comme si rien n’était. »

 

« Quelques semaines plus tard, on s’en va à Vegas pour le match revanche et j’apprends que ma tête est mise à prix. Selon ce que j’avais entendu, si jamais j’osais réessayer de marquer comme on m’avait demandé de le faire, tous ceux qui n’essaieraient pas de me régler mon cas ne seraient pas payés cette semaine-là. Peu importe, j’ai décidé de m’essayer quand même. Le gardien a réussi l’arrêt et quand il s’est levé la tête, il m’a regardé avec de grands yeux en balançant la tête. J’ai à peine eu le temps de regarder par-dessus mon épaule qu’un premier gars cassait son bâton sur mon dos pendant qu’un autre arrivait à toute allure. Si au moins j’avais marqué! »

 

Un miracle

 

Legg a survécu pour vivre ce qu’il considère être le moment le plus surréaliste de tout ce qui a découlé de son célèbre fait d’arme.

 

En 2016, lors d’une grande fête organisée à Ann Arbor pour souligner le 20e anniversaire de la conquête du titre national, Legg s’est retrouvé sur la glace du Yost Arena en compagnie de Marty Turco et d’un autre ancien complice, Brendan Morrison. Le trio avait été sélectionné pour participer à un concours d’adresse à l’entracte d’un match de leur alma mater. Le but était simple : positionnés à une extrémité de la patinoire, ils devaient tenter de projeter la rondelle dans une infime ouverture découpée dans un panneau de contreplaqué 50 mètres plus loin.

 

Turco, le « showman », a été le premier à s’exécuter. L’ancien gardien a visé dans le mille, au grand soulagement de Legg. L’honneur du groupe était sauvé. Puis est arrivé Morrison, un marqueur de 200 buts dans la Ligue nationale. Bull’s-eye, lui aussi.

 

« Quand j’ai vu le deuxième tir entrer, j’ai presque fait dans mes culottes », avoue aujourd’hui Legg. Terrorisé à l’idée de faire un fou de lui après l’exploit de ses deux amis, l’auteur du but le plus célèbre de l’histoire des Wolverines s’est avancé. Sans cérémonie, il a regardé sa cible, s’est penché pour faire coller la rondelle sur le bâton de fortune qu’il avait ramassé dans les coulisses de l’aréna et, d’un mouvement sec, l’a propulsée vers l’avant. Le projectile a fait un premier bond de l’autre côté de la ligne bleue la plus éloignée, un autre juste avant de pénétrer dans le demi-cercle du gardien, puis a disparu.

 

Trois en trois. Quelles étaient les chances, vraiment?

 

« Celle-là dépasse toutes les histoires les plus folles que j’ai pu vivre ou entendre. C’est... c’est... c’est juste fou », balbutie Legg en laissant échapper, trois ans plus tard, un long soupir de consternation.

 

« Le gars qui a filmé la scène à l’aréna m’a dit qu’il avait envoyé un montage des images à différents réseaux de télé. L’une des réponses qu’il a reçues, c’est : ‘Arrêtez de nous faire perdre notre temps, il n’y a aucune chance que ça ne soit pas truqué.’ Il a dû envoyer la version complète de la vidéo pour qu’on finisse par le croire. Ça n’a aucun bon sens. »  

 

Mike Legg est aujourd’hui pompier dans la région de Vancouver. À 44 ans, l’agilité de ses mains est toujours à niveau avec sa grande passion pour le hockey. S’il s’impose comme règle de mettre la pédale douce dans sa ligue du lundi matin, où l’assemblage de talent est un peu plus hétéroclite, il se permet encore un coup d’éclat ici et là quand la compétition est un peu plus relevée.

 

Et de temps en temps, à son retour au vestiaire, des dizaines de messages et de mentions font clignoter le voyant de son téléphone. Quelqu’un, quelque part dans le monde, a proposé sa propre version du « Michigan Goal ».