BUFFALO – Un nombre infini de chemins peuvent mener à la Ligue nationale de hockey. Jordin Tootoo a grandi dans une communauté inuit du Nunavut jusqu’à l’âge de 13 ans avant de se déraciner pour tracer son improbable parcours. Éric Messier jouait au roller hockey quand Bob Hartley l’a invité au camp de l’Avalanche du Colorado. Tim Thomas avait 31 ans et était plus connu en Finlande qu’en Amérique du Nord quand il s’est finalement établi chez les Bruins de Boston.

Voici l’histoire de Jordan Spence, un Canadien né en Australie et élevé au Japon qui parlait à peine anglais il y a quatre ans et qui, après une seule saison au niveau junior majeur, sera bientôt repêché par une équipe de la LNH.

Adam Spence était parti au Japon pour le hockey. Il y a trouvé l’amour. Sa femme Kyoko et lui sont déménagés en Australie, y ont eu un fils et y sont restés pendant deux ans après la naissance de leur enfant. Pour se rapprocher de la famille, le couple est retourné à Osaka avant que le petit Jordan ne fête son troisième anniversaire.

Adam a mis des patins aux pieds de son fils à la première occasion. Jordan avait 5 ans quand il a été initié au hockey. Il a commencé à jouer avec des enfants de son âge, mais des voyages au Canada pour jouer dans une ligue printanière ont accéléré sa progression et l’ont éventuellement placé dans une classe à part.

« J’ai donc commencé à jouer avec des gars plus vieux, racontait le jeune Spence lors de son passage au camp d’évaluation des meilleurs espoirs de la LNH. Ça m’a aidé à m’améliorer, mais c’était toujours aussi difficile de jouer des matchs parce qu’il n’y avait pas beaucoup d’équipes organisées où j’habitais. On pratiquait beaucoup, mais l’expérience des situations de match était difficile à aller chercher. »

Par crainte de gaspiller le potentiel de leur fils, les Spence ont pris la décision de déménager en permanence à l’Île-du-Prince-Édouard, la terre natale du paternel. Jordan avait 13 ans quand il y est débarqué, juste à temps pour le début de sa première saison bantam. Comme ses parents allaient seulement pouvoir le rejoindre six mois plus tard, il est allé habiter en pension chez un coéquipier avec lequel il s’était lié d’amitié au fil de ses visites annuelles.

Question de compliquer son adaptation, Spence ne maîtrisait à peu près pas la langue de ses ancêtres paternels.

« Je connaissais quelques mots, mais je ne pouvais pas vraiment parler. Ça a été l’un des plus gros obstacles à mon adaptation. Jusqu’à ce que mes parents arrivent, ça a été difficile pour moi de communiquer, même avec mes professeurs ou mes amis. D’ailleurs, des amis, je n’en avais pas beaucoup au début. »  

Spence avait beau baragouiner l’anglais, il parlait couramment le langage universel de l’intégration : l’excellence athlétique. Il a terminé au troisième rang du classement des compteurs de son équipe à sa première saison dans le bantam AAA. L’année suivante, il a pris le troisième rang du palmarès de sa ligue avec 44 points en seulement 30 parties. Tout ça malgré le fait qu’on l’ait converti, un peu contre son gré, en défenseur.

« J’ai accepté la décision de mes entraîneurs, mais j’ai toujours voulu être un défenseur offensif et continuer de m’éclater comme quand je jouais à l’attaque. J’ai vu Quinn Hugues être repêché en première ronde l’année dernière. Je regarde les séries que connaît Torey Krug présentement avec les Bruins. C’est le genre de joueur que je veux être dans la LNH. »

Du junior A au Championnat du monde

Il y a un an, Spence se serait probablement attiré davantage la sympathie que l’admiration s’il avait osé se projeter dans la LNH. À 17 ans, il venait de passer la saison dans la Ligue junior A des Maritimes après avoir été ignoré à sa première année d’admissibilité au repêchage de la LHJMQ. Les Wildcats de Moncton avaient flairé l’aubaine en le sélectionnant en deuxième ronde l’année suivante, mais il fallait quand même être devin pour prédire ce qui allait suivre.   

« Je croyais avoir bien fait à ma première année midget et d’être ignoré pendant 14 rondes au repêchage, ça a été décevant et choquant. Mais j’ai fini par comprendre que tout ça n’a que très peu d’importance au final. J’ai eu une bonne saison l’année suivante. Je crois que ça m’a motivé à devenir un meilleur joueur. »

Spence a fait passer les Wildcats pour des génies. Il a récolté 49 points en 68 matchs, la neuvième plus haute production parmi tous les défenseurs de la LHJMQ, et s’est vu décerner le titre de recrue par excellence du circuit. Cerise sur le sundae, il a même reçu sa première invitation de Hockey Canada pour participer au Championnat du monde des moins de 18 ans en Suède. À une dizaine de jours du repêchage de la LNH, les prévisions les plus optimistes le font sortir vers la fin de la deuxième ronde.

Un recruteur sondé par RDS est catégorique : il ne recommandera pas la jeune révélation à ses employeurs. « Sa production offensive est impressionnante, mais je remets vraiment en question sa manière de défendre. Dans le junior, c’est correct pour un défenseur, mais quand je regarde la vitesse de ses pieds et son gabarit, j’ai un doute pour lorsqu’il n’a pas la rondelle. J’ai vraiment un doute là-dessus. Il va être repêché quand même, mais ça ne sera pas chez nous. »

Mais un autre dépisteur offre un son de cloche complètement différent. Il voit en Spence une denrée rare, c’est-à-dire un défenseur capable d’agir en quart-arrière sur l’avantage numérique, et n’est pas aussi frileux que son collègue quant aux aspects les moins peaufinés de son jeu.

« Ma théorie à ce sujet est bien simple : comment bien jouer défensivement, c’est l’affaire la plus facile à enseigner. Ça s’apprend très bien quand tu as les éléments de base pour soutenir ça. [Spence] a un bon sens du jeu, il se déplace quand même bien sur la patinoire et il a eu une progression là-dessus durant toute la saison. Je ne vois pas de lacune majeure dans son cas. Oui, il doit s’améliorer, mais dans mon livre à moi, ce n’est pas un aspect qui est super négatif. »

« Offensivement, il a un flair qui est difficile à enseigner, décrit un autre de nos espions. Défensivement, étant donné que son niveau de compréhension du jeu est tellement élevé, il est capable de bien s’ajuster et d’être bien positionné même si ce n’est pas le plus gros bonhomme. Il a déjà une très belle base, mais c’est un joueur qui travaille extrêmement fort pour devenir meilleur et il va continuer de s’améliorer. »