MONTRÉAL – Même si la scène s’est produite il y a environ 25 ans, elle ne s’est jamais effacée de la mémoire de Réginald Savage. Avec toute sa fragilité d’un jeune homme, le hockeyeur avait été la cible de spectateurs qui lui avaient bêtement lancé des bananes au Centre Georges-Vézina de Chicoutimi.

Avant de faire le saut au niveau professionnel, Savage a porté les couleurs des Tigres de Victoriaville pendant trois saisons de l’automne 1987 au printemps 1990. À l’époque, l’attaquant talentueux était l’exception à la règle en tant que Noir dans la LHJMQ.

Réginals SavageQuelques autres Noirs avaient bien foulé les patinoires du circuit québécois avant lui, mais il s’est avéré le premier à s’imposer grâce à ses habiletés, ce qui a ouvert la porte à plusieurs successeurs.

Malheureusement, il n’a pu éviter d’entendre certains commentaires disgracieux à son endroit, sauf que rien ne se comparait au geste déplorable survenu au domicile des Saguenéens.

« On devait passer à travers des partisans pour sauter sur la patinoire. Ce soir-là, pour une raison que je ne connais pas, des partisans m’ont lancé des bananes sur mon chandail. J’avais autour de 18 ans, j’étais pratiquement un adolescent », s’est-il souvenu dans un généreux entretien avec le RDS.ca.

« Ça m’avait marqué à quel point les gens prenaient ça à cœur. Je ne comprenais pas pourquoi il fallait se rendre là. J’ai toujours pensé que tu peux t’exprimer ou crier si tu veux, mais de là à me lancer des bananes, c’était aller à l’extrême… Dans le fond, ça venait de dépasser la ligne, je trouvais que c’était trop », a-t-il continué, avec justesse, à propos de l’ânerie vécue dans l’aréna où il adorait évoluer.

Au fil de son parcours, Savage avait appris à utiliser ces comportements injustifiés comme source de motivation, ce qui l’a probablement aidé à amasser une partie de ses 329 points récoltés au niveau junior québécois.

En plus de sa force mentale personnelle, Savage pouvait compter sur un appui de qualité de son équipe. Cette organisation qui venait de naître dans la LHJMQ s’assurait de l’encadrer avec soin.

« J’ai été très chanceux de pouvoir jouer pour une très bonne organisation. J’ai pu évoluer avec de très bons joueurs comme Stéphane Fiset, Yves Racine, Daniel Gauthier, Guy Darveau, Patrick Lebeau, François Leroux et plusieurs autres. Mais j’ai aussi été dirigé par Guy Chouinard et Gilbert Perreault. J’ai profité de très bons exemples avec ces entraîneurs et ils m’ont aidé à me former comme jeune homme », a remercié celui dont le numéro 77 a été retiré en 2011.

Souvent, les victimes collatérales étaient les membres de son entourage qui devaient supporter les stupides insultes qui retentissaient dans les arénas du Québec.

« Je dois avouer que c’était parfois difficile pour ma famille. Les gens peuvent être méchants. Je me souviens de certaines soirées intenses à Trois-Rivières et Chicoutimi notamment. Des spectateurs faisaient des gestes indignes ou des mimiques de singe », a expliqué celui dont la carrière professionnelle a pris fin en 2004.

Un environnement nettement plus sain

Dans le cadre du mois de l’histoire des Noirs, la sensibilisation demeure cruciale parce que les épisodes d’horreur demeurent trop communs. Cela dit, quand du positif peut être témoigné dans cette cause, ça vaut la peine de s’y attarder.

Le récit de Savage abonde justement dans ce sens. Bien sûr, il a eu besoin d’une solide carapace pour ne pas se laisser abattre par différentes grossièretés, mais il tient à souligner que le Québec s’est montré accueillant comparativement à ce qu’il a expérimenté aux États-Unis et en Europe.

« Je vais être très honnête, je n’ai pas eu de difficulté dans mon passage dans la LHJMQ à Victoriaville », a souligné Savage qui s’était illustré dans le midget AAA sous les ordres de l’entraîneur noir John Paris avant de graduer dans le junior.

Une fois qu’il a été repêché par les Capitals de Washington au 15e rang de la première ronde en 1988, Savage a découvert une réalité moins encourageante au sud de la frontière.

« J’ai vécu un plus grand choc quand je suis arrivé aux États-Unis. Là-bas, tout finit par être relié à la couleur de ta peau. On est chanceux au Québec - et au Canada en général - j’ai grandi dans un milieu où la question raciale n’est pas autant en évidence », a-t-il décrit.

« Je n’ai pas connu ça dans la LHJMQ et je n’ai pas été traité d’une autre façon par mes entraîneurs ou mes coéquipiers. Je n’ai pas été isolé et on ne m’a jamais dit : "Tu ne peux pas faire ça parce que tu es Noir". »

Savage le précise lui-même, son profil de hockeyeur lui a conféré un statut plus enviable.

« On était très bien encadré et on était un peu perçu comme de petites vedettes surtout que l’équipe venait d’arriver dans le paysage », a fait remarquer l’athlète qui a grandi sur la rive-sud de Montréal.

Si les Noirs étaient plus que rares dans la LHJMQ à la fin des années 80, ils l’étaient tout autant dans la région des Bois-Francs.

« J’étais pratiquement le seul dans la ville aussi. Disons qu’on ne voit pas souvent des Noirs dans les rues de Victoriaville ou sur les bancs du cégep. Mais j’ai été chanceux, j’ai été très bien adopté », de révéler le sympathique intervenant.

Des débats francs avec ses coéquipiers

Reginald Savage

En plus de son passage de 34 matchs dans la LNH avec les Capitals et les Nordiques de Québec, Savage a parcouru les États-Unis sans oublier des arrêts en Italie et en Suisse. En 15 ans de hockey professionnel, il a aussi déposé son sac d’équipement à Baltimore, Cornwall, Atlanta, Syracuse, Springfield, Kansas City, San Antonio, Orlando, Asiago (Italie), Bienne (Suisse), Rockford, Milwaukee et Toledo!

À travers cette tournée professionnelle, Savage a dû combattre plusieurs préjugés et il n’hésitait jamais à s’obstiner avec ses coéquipiers pour faire tomber les barrières.

« Ce n’était pas rare d’entendre des commentaires selon lesquels il faut faire attention parce que les Noirs sont comme ça ou tu ne peux pas aller dans ce quartier parce que c’est un quartier de Noirs… », a-t-il relaté.

« J’avais de bons débats avec mes coéquipiers là-dessus. Je leur disais : "Mais qu’est-ce que tu veux dire, je suis Noir et ça ne veut pas dire que je suis malhonnête". Je me faisais répondre que je ne comprenais pas parce que je venais du Canada. »

« Je n’aimais jamais leurs arguments parce qu’ils étaient basés sur des préjugés. Ils me répétaient que j’étais un bon gars parce que je venais du Canada, mais je préférais leur dire que c’était lié à mon éducation », a détaillé l’homme âgé de 44 ans qui a connu deux saisons de 70 points dans la Ligue américaine.

Une fois qu’il s’est exilé en Europe, Savage a pu comparer la situation sur le Vieux Continent et il n’a pas été enchanté par cet aspect.

« Je dois avouer que c’est dur en Europe. Ils ont encore de forts préjugés et ça se voit souvent au soccer. Le sport est pratiquement comme une guerre pour eux tellement c’est important. À certains égards, c’est pire qu’aux États-Unis », a admis le plus jeune d’une famille de quatre enfants.

Réginald et Félix-Antoine SavageSavage a été assez rusé pour ne jamais laisser le hockey le définir comme personne. Très tôt, il a compris que sa vie ne se résumerait pas à ce sport. Reconnaissant des bénéfices du hockey dans son parcours, il s’est assuré de transmettre ces leçons à son fils Félix-Antoine. (Crédit photo : www.lanouvelle.net)

Celui-ci a fait ses premiers pas dans la LHJMQ, également avec les Tigres, durant la saison 2012-2013 et son paternel s’est assuré d’aborder quelques sujets importants avec lui.

« J’ai davantage insisté sur l’aspect business du sport. Du côté humain, je lui ai expliqué que des gens conservent des préjugés et que c’est relié à la façon dont ils ont été éduqués. Je l’ai préparé à la réalité de la vie », a raconté Savage qui a gravi les échelons, depuis sa retraite, jusqu’à devenir directeur de la sécurité pour trois hôtels Marriott en Floride.

Le hic, c’est que malgré la progression pour évacuer le racisme depuis les années de joueur de Savage, on peut encore entendre des cris racistes quand on s’assoit dans certains arénas de la LHJMQ pour regarder les Anthony Duclair, Jonathan Diaby, Bokondji Imama et Daniel Walcott par exemple.

« Le mot décevant me vient tout de suite en tête. Ça n’a aucun sens de voir que ça se produit encore dans le monde du sport et dans la vie. Ça m’étonne encore parce que les Québécois, nous sommes des gens chaleureux et accueillants », a déploré Savage qui a tiré son inspiration sportive de Jackie Robinson, dont son père lui parlait si souvent.

À sa façon, Savage a joué un rôle majeur en ouvrant le chemin à de nombreux Noirs qui ont tiré leur épingle du jeu dans la LHJMQ pour ensuite accéder à la LNH. D’ailleurs, le timbre de sa voix se remplit de fierté quand il aborde la progression des Noirs dans le hockey et il se permet même de rêver en lançant un souhait.

« C’est beaucoup mieux qu’avant. C’est merveilleux de voir des vedettes comme P.K. Subban avec le Canadien, mais ça prendrait un athlète de sa trempe avec une équipe américaine pour aider la cause. Il pourrait avoir un impact semblable à celui de Wayne Gretzky en Californie », a comparé Savage.

« En dehors des régions froides, les jeunes se dirigent beaucoup plus vers le football, le basketball ou le baseball. On aurait besoin de plus d’étoiles montantes noires aux États-Unis pour montrer la valeur du hockey et prouver qu’on peut aussi jouer à ce sport », a-t-il conclu avec espoir.