Quels sont vos classiques printaniers favoris? À compter de cette semaine, RDS revisite des moments marquants de l'histoire récente des séries éliminatoires de la LNH. Aujourd'hui, le but en or de Keith Primeau.

MONTRÉAL – De mémoire, c’était la troisième fois que Keith Primeau se retrouvait dans cette position, homme à homme sur l’aile droite devant Darius Kasparaitis, profondément dans le territoire des Penguins de Pittsburgh.

Ses tentatives précédentes n’avaient pas été un grand succès. Chaque fois, il avait essayé de déborder le défenseur et avait fini par se sortir lui-même du jeu en allant s’égarer derrière le filet. À cette heure, il était sans doute temps d’essayer autre chose.

Le grand joueur de centre était bien au fait qu’il était engagé dans un match historique. Après la quatrième période de prolongation, Steve Coates, un analyste à la télédiffusion des matchs des Flyers de Philadelphie, avait confirmé à quelques-uns de ses coéquipiers qu’il s’agissait désormais du plus long match de l’histoire moderne de la Ligue nationale. En 1996, Petr Nedved avait marqué après 79 minutes et 15 secondes de temps supplémentaire pour donner une victoire de 3-2 aux Penguins contre les Capitals de Washington. Quatre ans plus tard, le record était tombé et plusieurs avaient commencé à se demander si la nouvelle marque serait homologuée avant l’aurore.    

« Rendu en cinquième prolongation, on finit par se dire que ça ne finira jamais », repense avec nostalgie Luke Richardson, qui patrouillait la ligne bleue des Flyers aux premières heures du 5 mai 2000.

« Ma mère était partie se coucher à 23h, incapable de rester debout une seconde de plus, raconte Ron Tugnutt, le gardien des Penguins ce soir-là. Elle s’était réveillée au milieu de la nuit et s’était dit qu’elle devait absolument connaître le pointage final avant de retourner au lit. Quand elle a allumé le téléviseur, le match était toujours en cours. »

Tugnutt avait déjà réalisé 70 arrêts quand, à la douzième minute de la huitième période d’un match qui commençait à ressembler à un rêve, une attaque s’est dessinée sur sa gauche. Les Flyers étaient en train de procéder à des changements et devant lui, trois chandails blancs entouraient un attaquant isolé qui se dirigeait à toute allure vers le coin de la patinoire. La situation semblait inoffensive.

Puis Primeau, un tireur gaucher, freina, ramena brusquement la rondelle sur son côté fort et mit tout son poids dans l’exécution d’un lancer balayé. Tout ce qu’il souhaitait, c’était ne pas rater la cible.

Un match charnière

Les Flyers avaient terminé la saison régulière avec 105 points, coiffant de justesse les Devils du New Jersey au premier rang du classement de l’Association Est. Après avoir facilement disposé des Sabres de Buffalo au premier tour des séries, la troupe dirigée par Craig Ramsey allait affronter les Penguins, qui avaient éliminé les Capitals en première ronde après avoir clôturé l’année en septième place dans l’Est.

Ce plus récent chapitre de la bataille de la Pennsylvanie allait vite prendre la forme d’une autre surprise. Les Penguins avaient gagné les deux premiers matchs de la série à Philadelphie, reculant les favoris dans les câbles alors que le duel se déplaçait dans la Ville de l’acier.  

« Le monde ne donnait pas trop cher de notre peau quand notre survie s’est mise à reposer sur deux victoires à Pittsburgh. C’était quelque chose, cette rivalité-là, et on avait vraiment de la misère à gagner dans l’Igloo », se souvient Simon Gagné, une recrue avec les Flyers en 2000.

Un but en prolongation du défenseur Andy Delmore avait permis aux Flyers de prendre une grande bouffée d’air après le match numéro 3, mais la pente demeurait abrupte. Deux jours plus tard, Alex Kovalev avait donné le ton au quatrième match avec un but dès la troisième minute. Les Flyers avaient dû attendre un but en avantage numérique de John LeClair, en troisième période, pour créer l’égalité.

« Après le premier but du match, on avait resserré le jeu et on avait été capable de modeler le match à notre image, relate Richardson. Les Penguins avaient plus de talent que nous à l’attaque, on voulait jouer le plus simplement possible. En fait, c’était pas mal ça notre plan de match depuis le début des séries. »

Primeau croit se souvenir que Kovalev, qui venait de connaître la meilleure saison de sa carrière, avait frappé le poteau dans la première minute de la première période de prolongation.

« Il aurait pu finir tout ça cinq périodes plus tôt! J’étais sur le banc, j’essayais de me nourrir de toute l’énergie qui circulait dans l’édifice et je me disais que si seulement on pouvait tenir le fort encore un peu, j’avais un bon feeling que j’allais marquer un but. »

Famine à l’entracte

Des boîtes de pizza encore fumantes attendaient les joueurs des Flyers lorsqu’ils sont entrés au vestiaire pour le troisième entracte.

« Personnellement, j’avais l’habitude de garder des petits pots de miel dans mon casier, dit Richardson. À l’époque, on n’avait pas les barres énergétiques et les gels qui existent aujourd’hui. Mais j’avais juste assez de provision pour quelques périodes supplémentaires. Après ça, tu te mets à chercher pour tout ce qui peut faire l’affaire autour du vestiaire. On regardait ce qu’on pouvait trouver dans le coffre des soigneurs. »

« À la fin des matchs, il y avait toujours un peu de nourriture dans le vestiaire pour qu’on puisse grignoter avant de pouvoir prendre un vrai souper dans l’avion. Ce soir-là, tout le buffet y était passé, revoit encore Simon Gagné. Les gars mangeaient de la pizza, des chips, du chocolat... On mangeait n’importe quelle cochonnerie tellement on avait faim. »

« Je me rappelle qu’Éric Desjardins avait des oranges, mais comme j’ai dit, elles avaient depuis longtemps disparu après une ou deux périodes de prolongation, renchérit Richardson. S’il y avait quelque chose de mangeable alentours, quelqu’un allait le trouver et le voler! »

Les arbitres Dan Marouelli et Rob Shick avaient pourtant tout fait pour éviter que la soirée ne s’éternise. Dans les dix premières minutes de la troisième prolongation, les Flyers avaient écopé de deux pénalités mineures, dont une pour avoir envoyé trop de joueurs sur la patinoire, avant de profiter à leur tour d’un avantage numérique.

« Je me souviens d’avoir pensé : "Ça y est, c’est notre chance!", se remémore Tugnutt. Tu regardes devant toi, tu vois Jagr et Kovalev et tu te dis qu’un des deux sera bien capable d’en finir. Mais Jagr souffrait d’une sévère contusion, tellement qu’on devait retirer de l’eau de sa jambe dans les entractes pour arrêter l’enflure. Vers la fin du match, il avait regardé Kovalev et lui avait dit : "Kovy, je sais que tu es capable d’aller gagner ce match tout seul. Vas-y! J’en ai assez!" »

« Mais dans des matchs aussi longs, tu dois quasiment donner l’avantage à l’équipe qui se défend et qui peut dégager, réfléchit Gagné. C’était vraiment différent comme situation. Les gars étaient tellement fatigués, physiquement et mentalement. Ça peut mener à beaucoup de mauvaises décisions. »

« Ce n’était pas le meilleur lancer »

Juste avant de sauter sur la glace pour le début de la cinquième période de prolongation, Ron Tugnutt s’est arrêté. Il avait une question.

« Je ne savais pas de quel côté de la patinoire j’étais supposé aller. Il a fallu que je demande au gars qui nous ouvrait la porte pour qu’il me pointe le filet vers lequel je devais me diriger. Le match était en train de devenir une longue ligne droite sans repère. Mentalement, c’était un combat de tous les instants pour rester concentré. »   

« J’ai perdu douze livres dans ce match, poursuit Tugnutt, qui avait déjà connu un match de 70 arrêts neuf ans plus tôt dans l’uniforme des Nordiques de Québec. À mi-chemin dans la période, quand on s’est retrouvé au banc pour un temps d’arrêt, j’avais dit à un de mes défenseurs que je ne pensais pas pouvoir finir le match. J’étais étourdi et je sentais à peine mes jambes. J’ai sérieusement pensé que j’allais perdre connaissance devant mon filet. »  

« Le jeu était décousu, plus personne n’avait d’énergie, se souvient Gagné. Quand tu avais une chance, c’était un petit lancer, mais les gardiens étaient tellement dans leur bulle qu’on se disait qu’on ne marquerait jamais. Les gars étaient vraiment drainés. Tu te promenais entre les deux lignes bleues et tu espérais ne pas trop faire d’erreurs. Et quand tu avais une chance, tu y allais. »

À la douzième minute de la huitième période, Richardson s’est replié pour récupérer une rondelle lancée au fond de la zone des Flyers. Après avoir battu un assaillant de vitesse, il a simplement poussé la rondelle du revers vers la bande. Son partenaire Dan McGillis, qui venait tout juste de revenir à l’intérieur de la ligne bleue, l’a saisie pour aussitôt en faire le même usage. Du revers, il a utilisé la rampe pour faire progresser l’action en zone neutre.

« En fait, juste avant, je m’en allais au banc dans l’espoir de me faire remplacer quand j’ai vu cinq paires de jambes enfourcher la bande. Je n’avais donc pas le choix de rester un peu plus longtemps, rappelle en riant Richardson, qui est aujourd’hui entraîneur-adjoint chez le Canadien. Comme c’est habituellement le cas en deuxième période, notre banc était plus éloigné de notre but. En plus, on roulait depuis un certain temps à quatre défenseurs. Chaque présence était une question de survie. On ne voulait pas se faire prendre à contre-pied dans notre zone, alors on changeait dès qu’on pouvait. Mais là, je ne pouvais pas. »

Richardson était déjà reparti en direction du banc des siens quand Primeau a reçu la passe de McGillis près de la ligne rouge centrale. Le gros numéro 25 a fait trois enjambées pour atteindre la ligne bleue et s’est dirigé vers Kasparaitis en contrôlant la rondelle d’une seule main, la droite. Gagné suivait derrière.  

« J’avais le meilleur siège pour voir ce qui allait arriver, affirme le Québécois, qui avait 20 ans à l’époque. Je ne pense pas avoir donné des gros coups de patins sur ce shift-là. Je devais juste le regarder et espérer qu’il fasse un bon lancer et que la rondelle rentre. C’est ça qui est arrivé. »

Le tir de Primeau a battu Tugnutt du côté de la mitaine et est allé résonner contre le poteau central au fond du but. Arrivé au banc, à bout de souffle, Richardson n’a entendu qu’un son sourd, puis a vu ses coéquipiers détaler comme si venait d’apparaître un oasis en plein désert.

« Ce n’était pas le meilleur lancer, mais c’était quand même pas si mal comme but, concède Primeau avec le recul. Je ne visais pas un endroit précis, je voulais juste que le tir soit cadré. Tugnutt connaissait un match incroyable jusque-là. J’ai été assez chanceux pour pouvoir lui en passer une par-dessus l’épaule. »

« Un gardien ne veut jamais se faire battre sur un tir haut du côté court, mais sur celui-là, j’imagine que la fatigue m’a fait tomber sur mes genoux un peu trop tôt, confesse Tugnutt. C’était un bon tir aussi. J’aurais voulu l’arrêter, mais il devait être 1h30 du matin rendu là. C’était l’heure d’aller se coucher. »  

« Je me suis tout de suite tourné en direction du banc et ma première sensation en a été une de soulagement pour mes coéquipiers, affirme Primeau. Je pensais à un gars comme Desjardins qui avait joué près de 60 minutes ce soir-là. C’était un cheval, mais j’étais content que ça soit fini parce qu’on avait besoin que des gars comme lui soient en forme pour la suite de la série. »

« C’est drôle parce que ce match était un mercredi soir à Pittsburgh. Le match numéro 5 n’était pas prévu avant le samedi après-midi en raison des exigences de la télé américaine. On s’en était plaint avant le match. Ça ne faisait pas notre affaire, on aurait voulu garder notre routine et continuer de jouer aux deux jours. Finalement, on n’avait jamais été aussi heureux d’avoir une journée supplémentaire de congé. »

Les Penguins, si près de savourer un triomphe inespéré quelques jours plus tôt, ne se sont jamais remis de cette épuisante défaite. Les Flyers ont remporté les deux matchs suivants et se sont qualifiés pour la finale de l’Est, où ils ont éventuellement baissé pavillon devant les Devils du New Jersey, éventuels vainqueurs de la coupe Stanley.

« À mes yeux, le gagnant de ce match allait remporter les honneurs de la série, estime Richardson vingt ans plus tard. Je me souviens encore du visage des joueurs des Penguins pendant que je patinais pour aller me mêler aux célébrations. Leurs yeux étaient vides, leur découragement bien visible. Tous ces efforts pour sortir de là avec absolument rien. »

« C’est un souvenir que je chérirai toujours, pense Primeau, aujourd’hui âgé de 48 ans. Je me revois encore debout dans le corridor, après le match, en train d’essayer de décompresser. C’était juste un but, à ce moment-là, un but qui nous ramenait dans la série. Mais je savais aussi qu’il prendrait une toute autre signification avec le temps. »