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L'« infiltration amicale » de Jean-François Mouton grâce à la Série du Siècle

Jean-Francois Mouton et Vladislav Tretiak Jean-Francois Mouton et Vladislav Tretiak - Jean-François Mouton
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MONTRÉAL – Il y a 50 ans, en 1972, dans la modeste ville ouvrière de Lemoyne, a débuté une fascinante opération d'« infiltration amicale ». Pendant que le Canada appuyait ardemment son équipe pour la Série du Siècle, Jean-François Mouton se rangeait plutôt derrière les joueurs soviétiques jusqu'à devenir leur ami et coéquipier l'instant d'un match amical. 

À l'époque, la Guerre froide persistait et attisait les tensions à travers la planète. La Série du Siècle a donc pris son envol alors que les joueurs de l'URSS étaient perçus comme les méchants communistes en sol canadien. 

Cette confrontation historique et unique (de huit matchs) dépassait largement les frontières du sport. Elle représentait un enjeu politique et social. Une manière de démontrer sa suprématie via le sport. 

L'arrogance et la confiance débordaient d'un océan à l'autre au Canada à l'aube de son lancement. Ce contexte a incité Mouton, avec tout le front qui peut définir notre personnalité à 17 ans, d'appuyer le camp adverse. 

« Je suis tombé dans le syndrome des négligés. Parce que tout le monde dans les journaux ou à la radio disait le Canada gagnerait les huit matchs. Que les Soviétiques n'étaient que des joueurs amateurs », s'est rappelé Mouton en entrevue avec le RDS.ca. 

« C'est arrivé à l'âge que ton cerveau n'a pas fini de se développer, tu as un petit côté fou. Je trouvais qu'on avait trop de vantardise. Au même moment, je voyais des photos des joueurs soviétiques, c'était un peu tout croche pour leur équipement. Bref, j'ai développé de la sympathie envers eux », a-t-il expliqué. 

Une graine avait été semée par l'Expo universelle de 1967 à Montréal. Mouton se rappelle d'avoir été intrigué par les vieilles photos de hockey affichées dans le pavillon du pays soviétique.   

« Ça me fascinait de voir que du hockey existait ailleurs. On n'avait pas Internet à cette époque », lance-t-il en souriant. 

Le premier choc entre les deux équipes – et c'en fut tout un pour le Canada - a eu lieu le 2 septembre au Forum de Montréal alors que l'URSS a triomphé 7 à 3.

Étudiant en secondaire V, Mouton ne se gênait pas pour afficher ses couleurs ce qui lui attirait des représailles. 

« Ça allait vite du style ‘Mouton, le communiste ! ou bien ‘tu nous renies, tu es un traître'. Je m'étais fait un drapeau rouge et, sans me pavaner, je capotais un peu, on a tous eu 17 ans. Le directeur de l'école voyait que ça brassait et il me disait de me calmer les nerfs. J'étais le paria. Pendant que 22 millions prenaient pour le Canada, j'étais seul dans mon coin », a décrit celui qui deviendra un professeur d'éducation physique et entraîneur très rassembleur. Jean-François Mouton

Puisque les quatre premiers duels avaient lieu au Canada, c'était facile de les regarder en soirée à la maison. Lorsque la série s'est transportée à Moscou, Mouton n'avait aucunement l'intention de rater les matchs diffusés en après-midi. 

« C'est certain que je n'étais pas assis en classe avec les autres. Je retournais à la maison, j'étais seul dans mon salon. Mon père était décédé, ma mère travaillait et mes frères étaient partis. Je revois l'image dans ma tête et c'était comme si j'étais dans un bunker; seul à encourager les Soviétiques », a exposé Mouton. 

Pour remporter les honneurs, le Canada devait gagner les trois derniers matchs en territoire hostile. La tension qui régnait au pays se ressentait jusque dans le vestiaire de l'équipe canadienne à Moscou. Le coup salaud de Bobby Clarke (commandé par l'adjoint John Ferguson) à l'endroit de Valeri Kharlamov le prouve bien. Même si la mission était colossale, le but gagnant de Paul Henderson, au dernier match, a couronné le Canada de peine et de misère. 

« Autant tout le Canada s'est levé après ce but, autant je suis tombé à genoux. C'était mon choix et je l'ai assumé jusqu'au bout », a admis Mouton.

Accepté par magie par les joueurs

Cette amère déception de grand adolescent s'est estompée grâce au développement d'amitiés improbables. 

Tel un espion sympathique, Mouton a fait passer son opération au prochain niveau en 1976. Lors de la présentation de Coupe Canada, il s'est faufilé dans l'hôtel où logeait la troupe soviétique à Montréal. 

« Je me suis dit que j'allais porter mon propre jugement. Voir c'est quoi un méchant communiste ou plutôt découvrir de bonnes personnes. Je me suis organisé pour savoir à quel étage ils logeaient. Je suis monté, mais les corridors étaient vides donc j'ai choisi une porte au hasard. Et puis je tombe directement sur (Vladislav) Tretiak et (Valeri) Vassiliev ! Faut croire que j'étais destiné », a témoigné Mouton qui était vêtu aux couleurs soviétiques grâce à des items amassés aux Jeux olympiques de Montréal. 

Mouton s'est alors empressé de leur exprimer son support. Et, juste avant d'être repoussé vers les ascenseurs par des agents de la GRC et du KGB, les joueurs ont indiqué à Mouton de les rejoindre plus tard pour le repas. 

Sans trop d'explication, et un peu par magie, Mouton a été accepté par les joueurs qui lui ont donné des trucs à manger, mais surtout l'horaire de leurs déplacements pour le tournoi.  

« Et là, quand leur autobus arrivait, je me glissais entre deux joueurs. Je m'en excuse encore, mais je passais devant le nez des policiers à l'entrée du Forum, ils n'y voyaient que du feu. Je me retrouvais dans le vestiaire avec eux », a révélé Mouton. 

Durant ce même tournoi, Vassiliev a même fait arrêter l'autobus de l'équipe pour que Mouton puisse y monter. Quelques minutes plus tard, « j'étais rendu le trainer », raconte-t-il, pour une pratique qui avait lieu à Ville St-Laurent. 

Cette relation s'est poursuivie en 1977 alors qu'il a passé une soirée dans une brasserie de Québec avec des amis et quelques joueurs soviétiques au terme d'un match hors-concours contre les Nordiques. 

Le prochain chapitre est survenu en 1979 lors de la Challenge Cup au Madison Square Garden

« J'étais assis dans la dernière rangée. Il fallait que je me retienne quand les Soviétiques marquaient sinon j'étais mort..., rigole-t-il. Ils ont gagné le dernier match 6-0 sans Tretiak contre les Lafleur, Robinson, Perreault, Dionne, Bossy, Savard, Potvin, Dryden et compagnie. »

Valeri Vassiliev et Jean-Francois MoutonEn 1981, Mouton avait été invité comme conférencier aux Championnats du monde à Göteborg en Suède. Ses amis soviétiques n'en revenaient pas de le croiser de nouveau. Mouton se souvient que, durant ce tournoi, Guy Lafleur avait encaissé l'un des pires coups de sa carrière gracieuseté d'un défenseur ... néerlandais. 

La plus belle surprise

Comme dans tout bon film d'espionnage, il y a un point culminant. Mouton est encore ému quand il parle du privilège que ses camarades soviétiques lui ont accordé en 1987. 

Ça se passait dans le cadre dans un match amical, à Brossard, en lien avec le 15e anniversaire de la Série du Siècle. 

« Vassiliev m'a invité à embarquer sur la glace pour un échauffement de 45 minutes. J'étais sur la glace avec quelques gars de 1972, ceux que j'admirais dans mon salon à 17 ans. Je pense que je suis arrivé trois heures en avance ! », a confié Mouton qui était assis à côté de Tretiak dans le vestiaire. 

Quand l'échauffement a pris fin, Mouton a quitté la glace en vue du match qui allait débuter. Et c'est là, qu'il a entendu frapper sur la patinoire. 

« Je me suis retourné et il manquait un joueur pour la formation partante. Les gars m'avaient réservé cette place, ils m'avaient joué tout un tour. Vassiliev est venu me chercher pour me dire ‘Tu es avec nous, tu commences le match'», a narré Mouton en voulant rendre hommage à l'hospitalité de ses vieux amis. 

Sans avoir leur talent, Mouton se sentait comme un poisson dans l'eau. Facile à expliquer puisque Mouton enseignait les tactiques soviétiques et européennes depuis plusieurs années à ses élèves et ses joueurs. 

Si la Série du Siècle a été le départ de cette amitié fascinante, elle aura, évidemment, été un immense et nécessaire réveil pour le hockey nord-américain qui se croyait supérieur. La brutalité du hockey ne devait pas l'emporter sur l'innovation et le jeu collectif bien orchestré. 

Cette chaude opposition soviétique donnait raison aux éducateurs physiques de l'époque, les Christian Pelchat, Gaston Marcotte, Georges Larivière et Charles Thiffault qui prônaient le développement du hockey. 

Pas étonnant que Mouton ait suivi cette voie en devenant, à son tour, éducateur physique, formateur d'entraîneurs d'excellence et conférencier. 

*Petite parenthèse personnelle : Jean-François Mouton a été mon professeur d'éducation physique au primaire, à l'École Lajeunesse. Sa passion du sport est contagieuse.