Après avoir mené Éric Lucas et Lucian Bute à la conquête d’un titre mondial, l’entraîneur Stéphan Larouche tentera de faire de même avec le Kazakh Batyr Jurembayev.

Le RDS.ca a profité d’un accès privilégié pour assister aux débuts professionnels de Jurembayev samedi soir dernier au Bain Mathieu à Montréal. Mais alors que tout laissait présager que ce premier combat ne serait qu’une simple formalité, le rêve a rapidement tourné au cauchemar.

***

Il est 19 h 15 lorsque l’auteur de ces lignes arrive au Bain Mathieu, un ancien bain public situé dans l’arrondissement Hochelaga-Maisonneuve aujourd’hui reconverti en salle d’événements multifonctionnelle. Une immense pièce à aire ouverte située au sous-sol sert de vestiaire pour tous les boxeurs - hommes et femmes, amateurs et professionnels - qui seront du gala. Zéro intimité.

Jurembayev et son coéquipier David Théroux sont écrasés dans un sofa de cuir usé placé dans un coin du sous-sol et qui leur permet d’être un tantinet à l’écart de la cohue. Les écouteurs vissés sur les deux oreilles, ils tentent tant bien que mal de demeurer dans leur bulle. Plus expérimenté, Théroux parvient même à somnoler, tandis que Jurembayev lève souvent le regard pour observer ce qui se trame autour de lui. La nervosité est extrêmement palpable.

Peu de temps après, l’arbitre Albert Padulo fils rencontre Jurembayev pour lui expliquer les règlements d’usage. À la demande de Larouche, Padulo parle en français au boxeur et le fils de sa gérante Anna Reva - âgé de seulement 15 ans - traduit les propos de l’arbitre. Avec plus de 200 combats amateurs derrière la cravate, le Kazakh connaît le tabac et n’a aucune question.

Jurembayev et Larouche s’installent ensuite pour commencer le bandage des deux mains du boxeur sous l’œil vigilant d’une inspectrice de la Régie des alcools, des courses et des jeux (RACJ). L’exercice a des airs de rituel et peu de mots sont échangés. Larouche converse cependant de temps à autre avec son fidèle cuttman Bob Miller. Les deux hommes collaborent depuis 30 ans et ont vécu plusieurs des plus grandes pages de l’histoire de la boxe québécoise.

Alors que Larouche termine la main droite de Jurembayev, un membre de la RACJ accourt pour signaler un problème quant au choix des gants. Visiblement perdu dans ses notes, il ne sait plus si le gaucher utilisera des Everlast ou des Grant. L’entraîneur demande à Pierre Bouchard - un autre des membres de sa garde rapprochée - de démêler le tout. Responsable du volet sportif de l’événement, Bouchard éteindra d’ailleurs plusieurs feux au cours de la soirée.

Le gala est maintenant commencé depuis une bonne demi-heure et un va-et-vient persistant anime le vestiaire. Au milieu des boxeurs qui s’activent, des serveurs évitent tout ce beau monde pour ravitailler les spectateurs. De l’aveu même de Larouche, il s’agit d’une situation particulièrement inhabituelle. L’événement est une soirée-bénéfice pour la Fondation Ghislain Mani Maduma et c’est ce qui explique en bonne partie son côté folklorique, donc son charme.

Une fois les bandages terminés, Jurembayev commence ses étirements et sa gérante Anna Reva vient faire son tour pour l’encourager. Pendant ce temps, Larouche déplore l’absence de téléviseur dans le vestiaire pour suivre le déroulement de la soirée. « Un peu tannant », dit-il.

***

Il est 20 h 10 et Bouchard avertit tout le monde que le volet amateur est sur le point de se conclure et que le premier combat professionnel sera présenté 20 minutes plus tard. Le duel que disputera Jurembayev au Mexicain Noel Meija Rincon sera le deuxième de la soirée.

Aussitôt l’information reçue, Larouche s’active. Il aide son boxeur à mettre ses gants avant d’enduire son corps de gelée de pétrole. L’entraîneur enfile ensuite ses mitaines afin de permettre à Jurembayev de lancer ses premiers coups. « C’est le fun », répète Larouche à quelques reprises. Il dégage une énergie nouvelle à quelques minutes du grand moment.

Entre-temps, l’espoir Yves Ulysse fils et un de ses entraîneurs - Claudio Misischia - passent faire leur tour pour soutenir Larouche et Jurembayev. Ulysse n’a que de bons mots au sujet du Kazakh qu’il a un peu côtoyé au gymnase de Larouche au Centre Claude-Robillard. Il n’a pas encore eu la chance de mettre les gants avec lui, mais le tient néanmoins en haute estime.

Pendant une petite pause, Larouche demande à Miller s’il se souvient du combat que Lucian Bute avait livré à Boston en novembre 2004. « Lucian s’était changé dans un garde-robe », explique-t-il à l’auteur de ces lignes qui lui demandait s’il avait déjà travaillé dans des circonstances similaires dans le passé. Le temps file et Jurembayev doit se tenir prêt. De son côté, Larouche s’assure qu’il a tout le matériel nécessaire : serviette, protecteur buccal, etc.

L’entraîneur y va de ses dernières instructions. Il rappelle à son protégé l’importance d’utiliser son jab. Maîtrisant l’art des figures de style, il explique à Jurembayev qu’un combat de boxe s’apparente à une partie de poker. « Il ne faut pas que ça paraisse quand tu n’as pas de jeu et il ne faut pas que ça paraisse quand tu en as », illustre-t-il. Larouche le prévient également qu’il recevra un accueil triomphal pendant sa marche vers le ring. « C’est prévu », mentionne-t-il.

Et un dernier conseil pour la route : « Tout peut arriver pendant un combat de boxe ». Larouche ne se doutait absolument pas à quel point cette dernière phrase allait être prémonitoire.

***

À 21 heures précises, Jurembayev effectue ses débuts chez les professionnels. Dès que le son de la cloche annonçant le commencement du combat se fait entendre, le jeune prodige prend le contrôle du centre du ring et attaque avec son jab. Larouche lui demande ensuite de ne pas oublier d’envoyer sa gauche au corps de son adversaire et il répond avec un solide crochet.

Batyr JurembayevAu deuxième round, Jurembayev montre également qu’il sait esquiver avec brio, tandis que Larouche frappe frénétiquement sur son ventre pour rappeler à son boxeur de ne pas oublier de viser cette partie du corps de son rival. Les choses se déroulent vraiment bien jusqu’à ce que Rincon projette Jurembayev au sol à la suite d’une épreuve de force le long des câbles.

Jurembayev se relève, mais visiblement, quelque chose cloche. Un homme assis aux abords du ring lance d’ailleurs à Larouche : « Stéphan, il a mal au genou gauche ». Impuissant, ce dernier répond : « Qu’est-ce que tu veux que je fasse? Je ne suis pas médecin! » En l’espace de quelques secondes, Jurembayev se retrouve à deux reprises au plancher et l’arbitre arrête le combat. Chaque fois, le Kazakh se prend le genou gauche et son visage témoigne la douleur qui l’afflige.

***

De retour au vestiaire, Jurembayev est dévasté. Le jeune homme a quitté le Kazakhstan pour vivre son « rêve américain », mais cette blessure et cette défaite n’étaient pas prévues au scénario. Le boxeur est entouré de plusieurs personnes, mais semble tellement seul à la fois.

« Il a été poussé et son genou est resté coincé. À cause de la barrière de la langue, il ne savait pas comment réagir, déclare Larouche aux journalistes venus couvrir le gala. La blessure n’a pas été occasionnée par un coup de poing et l’autre n’a pas gagné parce qu’il a battu Batyr. Selon le règlement, ça devrait être un non-lieu et pas une défaire. Ce n’est pas le fun tout ça... »

C’est évidemment la panique dans le camp Jurembayev. Quelle est la gravité de sa blessure? Impossible d’obtenir un diagnostic précis, mais les scénarios les plus pessimistes sont évoqués. S’il doit être opéré, il serait contraint à l’inactivité pendant six mois, une véritable éternité.

Les traits de Jurembayev sont étirés tellement il est démoli. Sa gérante Anna Reva tente de le consoler, mais rien à faire. Il rencontrera un spécialiste quelques jours plus tard et recevra de bonnes nouvelles : il n’aura pas à passer sous le bistouri. La catastrophe est ainsi évitée.

Pendant ce temps, Larouche et le responsable des sports de combat à la RACJ Michel Hamelin ont une vive discussion à l’abri des regards. Larouche plaide farouchement la cause de son boxeur. Après coup l’entraîneur précisera à l’auteur de ces lignes qu’« avec plus de 200 combats amateurs, il a encore des réflexes. Chez les amateurs, quand tu te blesses, tu perds. C’est un scénario que je n’avais pas imaginé. Après toutes ces années, j’apprends encore... »

Larouche et Hamelin sortent finalement de leur rencontre et l’entraîneur ne se fait pas prier pour lancer un « no contest » bien senti qui résonne aux quatre coins de la salle. À la blague, il dira ensuite que Jurembayev sera le premier boxeur québécois à effectuer deux fois ses débuts chez les professionnels. Un intervenant du monde de la boxe précisera ensuite que « l’arbitre aurait dû arrêter le combat après que Jurembayev se soit blessé. Le boxeur ne comprenait pas ce qui se passait. C’était le premier gala au Québec depuis août et tout le monde était rouillé. »

Il est maintenant passé 23 h et Jurembayev s’apprête à quitter le Bain Mathieu en compagnie de sa gérante. Même si sa fiche est encore vierge, le Kazakh aura d’importantes blessures - autant physiques que psychologiques - à panser au cours des prochains mois. Mais avec des débuts aussi surréalistes, il y a fort à parier qu’il a acquis de l’expérience qui lui servira pour la vie.