Par Sylvain A. Trottier - Ceux qui me connaissent le savent bien, je suis un grand amateur de jeux de société. Plus que ça, j’ai commencé ma « carrière professionnelle » dans ce domaine en travaillant chez un éditeur de jeux de plateau québécois. Depuis, je me suis diversifié en termes de jeux, mais il n’en reste pas moins que les jeux sur table sont au cœur de ma vie ludico-professionnelle.

 

Un des sujets qui m’intéresse le plus est la question de l’hybridité ludique, c’est-à-dire les jeux qui se situent au croisement des genres et plateformes. On peut penser par exemple à Keep Talking and Nobody Explodes que certains qualifieraient de jeu de société et d’autres de jeu vidéo. C’est donc sans surprise que je me suis questionné sur les défis d’adapter un jeu de plateau en jeu vidéo.

 

Avec la sortie toute récente de Terraforming Mars (qui est une sorte de drogue depuis son apparition sur ma table en 2016) en version numérique, j’ai profité de l’occasion pour aller en apprendre plus sur les réalités de l’adaptation d’un jeu de société en jeu vidéo.

 

Rencontre avec l’équipe de LUCKYHAMMERS derrière l’adaptation : Marc-Antoine Pinard (CEO), Alexis Jolis-Desautels (directeur design) et Daniel Sud (producteur notamment sur Terraforming Mars).

 

 

Qui manie les marteaux?

 

En bref, LUCKYHAMMERS est un studio double AA basé à Montréal, sur la rue Saint-Laurent. Petite entreprise de 12 personnes en 2007 anciennement appelée Fidel, c’est en 2016 qu’une nouvelle direction est prise et que le studio change de nom. Parallèlement, l’équipe grossit rapidement pour atteindre aujourd’hui 75 employés, répartis sur deux étages, à l’exception d’un représentant à Los Angeles.

 

Si, au départ, les jeux du catalogue étaient principalement des commandes comme des jeux sur Cars, Cinderella et autres princesses Disney, aujourd’hui, l’équipe mise sur deux principaux volets : les jeux en réalité virtuelle et les adaptations de jeux de plateau en jeux vidéo. « Ce qui nous a fait passer la grande porte, c’est Star VR (avec Starbreeze), affirme Marc-Antoine Pinard. On a eu l’opportunité de faire un jeu 100 % original qui nous a permis de montrer toute notre créativité. »

 

Étant donné la refonte, le catalogue est encore mince : en plus de Star VR et du nouvel arrivé Terraforming Mars, le studio propose l’adaptation du simple mais très stratégique jeu de table Onitama. Évidemment, quelques projets intéressants sont dans les boîtes et si, malheureusement, le secret est maintenu sur la plupart de ceux-ci, on peut toutefois mentionner Mansions of Madness. Brièvement, ce sera un jeu original qui viendra s’ajouter à Arkham Horror, Eldritch Horror et autres de la gamme de jeux de société dans l’univers de H.P. Lovecraft développée par l’éditeur Fantasy Flight Games (FFG).

 

Malgré tout, LUCKYHAMMERS vise gros et aimerait rejoindre la cour des grands en devenant un AAA : « Ici, on a autant des jeunes loups que des gens d’expérience : de fraîchement sortis de l’école jusqu’à des baby-boomers. Ce qu’on veut, c’est allier l’expérience à la fougue tout en gardant notre esprit d’adolescent créatif, assure Marc-Antoine Pinard. Notre idée, c’est de faire de l’entertainment qui persiste comme l’a compris Hollywood avec l’univers Marvel ou Ubisoft avec les Assassin’s Creed. »

 

 

 

 

Une table, un écran : deux réalités, un même processus créatif

 

Quand on leur demande ce qu’il faut pour faire un jeu de société en jeu vidéo, Alexis Jolis-Desautels répond : « Dans nos processus, c’est de prendre la marque ou le jeu, de l’analyser pour comprendre ce qui se trouve derrière. Revenir à l’essence du produit : ce serait la même chose que si on proposait une série télé ou une ligne de pyjamas. Quand on comprend ça et qu’on le montre à ceux qui possèdent les licences, c’est là que le déclic se fait. »

 

Cependant, ce ne sont pas tous les jeux qui sont des adaptations directes : « Il faut imaginer une ligne avec d’un côté une adaptation totale et directe du jeu comme peut l’être Onitama et de l’autre côté une création 100 % originale [et sans licence], explique Alexis Jolis-Désautels. Ensuite, on peut trouver du côté licence des jeux comme Terraforming Mars qui sont très proches du jeu original, mais on améliore l’expérience en ajoutant des graphismes, par exemple. Puis, plus tu approches l’aiguille de l’autre côté, plus tu vas trouver des jeux qui reprennent un thème, un univers, mais qui arrivent avec une nouvelle approche. Une nouvelle façon de jouer. » C’est justement le cas de Mansions of Madness: Mother’s Embrace, où l’équipe travaille en étroite collaboration avec la story team de FFG pour s’assurer que le jeu s’imbrique parfaitement dans l’univers déjà existant.

 

Et c’est là une des particularités de l’adaptation en jeu vidéo : il existe déjà un jeu qui a été créé par un éditeur. En plus de cet intervenant, il faut compter sur l’éditeur Asmodee Digital qui, en bref, a pour mission de faciliter l’apparition d’un maximum de jeux de société en jeux vidéo. Il faut donc naviguer à trois (éditeur, auteur et développeur), ce qui peut représenter son lot d’embûches, mais qui est aussi un gros avantage, comme le mentionne Daniel Sud : « Pour Terraforming Mars, on a eu le plaisir d’avoir le soutien des frères Fryxelius (ndlr : les créateurs du jeu de plateau). On a eu de longues discussions sur comment faire une intelligence artificielle intéressante. Mais aussi, ils nous ont envoyé énormément de feedback. On a donc décidé de prendre notre temps et on a sorti le jeu un peu plus tard que prévu. Par contre, on est sûrs que le jeu est fidèle à l’original. Ils ont clairement été nos joueurs-testeurs les plus fidèles et fiables. »

 

D’ailleurs, quand on crée un jeu qui a un public déjà établi, on peut se demander à qui s’adresse le nouveau jeu : aux fans du jeu de plateau ou aux aficionados de jeux vidéo? Sans surprise, la réponse n’est pas tranchée, comme le signale Alexis Jolis-Désautels : « Ça dépend du jeu : l’expérience que tu vises, le budget et le marchés sont tous différents. On a un mandat clair : plaire aux joueurs déjà conquis par le jeu de table. Mais il y a un mandat plus large qui est de faire connaître le jeu à de nouveaux publics. »

 

 

 

Y’a-t-il de la vie sur Mars ?

 

Quand on prend Terraforming Mars, un jeu très populaire depuis sa sortie et dont le succès ne se dément pas, un studio peut se retrouver avec beaucoup de pression. Il faut éviter de décevoir les fans. C’est pourquoi l’équipe a misé sur différents aspects, comme le fait remarquer Daniel Sud : « On a refait les graphisme du plateau de jeu pour offrir quelque chose de plus jeu vidéo et plus esthétique. On a aussi ajouté une ambiance sonore. Toujours en s’assurant de respecter le jeu original. »

 

Les défis restent toutefois grands car, bien que très proches, les deux types de jeux sont sur des supports complètement différents. Et c’est probablement là que se situe le plus gros obstacle, comme en témoigne Daniel Sud : « Dans le jeu physique, il y a plein d’informations facilement accessibles : le plateau de jeu, ton plateau individuel, ta main de cartes, etc. Mais là, il faut faire entrer tout ça sur un téléphone et que ça reste lisible. On a donc tout repensé, on a même déconstruit les cartes en ne gardant que les illustrations et en replaçant l’information. Ça nous a pris plusieurs versions de prototypes pour arriver à quelque chose de clair et efficace. »

 

Faire une version numérique, c’est aussi l’occasion d’ajouter des fonctionnalités. Évidemment, le jeu vient avec le mode de base, mais aussi le mode solo qui provient des règles originales. Pour jouer à plusieurs, il est autant possible de jouer en ligne contre des adversaires de partout dans le monde ou tous sur le même support en tour par tour. Vient aussi se glisser un tutoriel pour ceux qui ne seraient pas familiers avec le jeu parce que comme Alexis Jolis-Désaultels le précise : « Même si c’est possible de lire toute la règle sur l’écran dans le jeu, personne ne veut vraiment apprendre le jeu comme ça. La création d’un tutoriel était essentielle. » Pour aider les novices, ils ont aussi pensé à ajouter des aides contextuelles : filtres pour trier la main de cartes, détails quand on glisse le pointeur sur certains éléments, explications de pourquoi une carte ne peut être jouée, etc. Et, probablement, le plus gros ajout : la création d’intelligences artificielles en trois niveaux de difficulté.

 

 

 

Sur Mars, on parlera suédois

 

Pour clore la rencontre, je me suis permis de leur demander s’ils avaient une petite anecdote à me partager…


Daniel Sud : « Une affaire qui est arrivée récemment. Les Fryxellius sont Suédois, mais y’a pas le jeu de société dans cette langue. Donc, c’est un des frères qui a pris notre fichier de traduction et il a fait la traduction complète.

 

Alexis : Habituellement, pour un jeu lancé à l’international, on parle du EFIGS (English, French, Italian, German, Spanish). Là, c’est plutôt EFIGSS pour suédois.

 

Daniel : C’est la traduction on ne peut plus officielle! Là, c’est l’enjeu d’avoir le bon terme. Ils ont créé le lexique suédois pour faire leur jeu en version suédoise. Bref, le texte, les cartes, phrases, éléments, actions sont tous traduits. Ils ont maintenant tout ce qu’il faut pour sortir le jeu de société!

 

CRITIQUE EXPRESS

 

Comme mentionné précédemment, je suis un grand amateur du jeu de table, c’est pourquoi j’étais très curieux de voir comment serait faite l’adaptation. La première chose que l’on remarque est la beauté du jeu : la planète est très jolie, la musique d’ambiance colle parfaitement et les effets lorsqu’on place un océan ou une autre tuile sur le plateau sont immersifs. De plus le « tableau de bord » est facile à prendre en main et les éléments sont placés de façon logique.

 

Cependant, quelques petits accrocs viennent noircir le tableau. En premier lieu, on peut penser à l’absence du draft (mécanique de jeu optionnelle dans le jeu de base, mais qui ajoute une certaine profondeur stratégique). Cependant, et c’est important de le souligner, cette mécanique devrait être implémentée d’ici la fin de l’année (le dossier est présentement entre les mains d’Asmodee Digitals). Autrement, si, lorsqu’on joue en solo, les parties se déroulent rapidement, le mode en multijoueurs, quant à lui, est très lent. En effet, on aurait pu croire que la version numérique accélérerait l’expérience, mais la durée d’une partie est sensiblement équivalente à celle d’une autour d’une table. Espérons qu’ils trouveront moyen de corriger cet élément dans une mise à jour future.

 

Par contre, j’ai eu beaucoup de plaisir à jouer au mode solo que je n’avais tenté qu’une fois sur table : l’expérience est clairement bonifiée sur écran. Dernière chose, j’ai facilement battu l’IA à toutes mes parties, même au niveau le plus difficile. Cependant, est-ce parce que j’ai beaucoup d’expérience de jeu? Je n’ai pas vu l’IA jouer de façon complètement illogique, donc je ne saurais dire...

 

Dans tous les cas, si vous y avez aussi joué, je serais curieux de lire vos commentaires.