MONTRÉAL - Vingt ans plus tard, les gens l'abordent encore pour lui parler de la performance époustouflante de 70 arrêts qu'il a signée au vieux Garden de Boston. Rien de plus normal: aucun gardien n'a été son égal depuis ce temps dans un match de la LNH, en saison régulière.

Le 21 mars 1991, Ron Tugnutt faisait face à un incroyable barrage de 73 lancers, incluant 12 uniquement dans la courte période de prolongation, mais il permettait tout de même aux Nordiques de Québec de soutirer (le mot est faible) un verdict nul de 3-3 aux Bruins.

La ligue ne répertorie pas les prestations du genre dans son livre des records, mais l'exploit de Tugnutt vient au deuxième rang de l'histoire, derrière celui de 80 arrêts de Sam LoPresti, des Blackhawks de Chicago.

Cinquante ans plus tôt, le 4 mars 1941, LoPresti avait été moins chanceux que Tugnutt puisqu'il avait subi la défaite 3-2 contre les Bruins également, au Garden.

«On m'en parle souvent, confie Tugnutt, en entrevue à La Presse Canadienne. Mon nom résonne pour beaucoup d'amateurs comme celui du gardien de Québec qui a connu un gros match au Garden.»

Les joueurs qui étaient de la partie s'en rappellent comme si c'était hier.

«Je n'oublierai jamais, affirme Steven Finn, l'ancien défenseur des Nordiques. Raymond Bourque a eu quelque chose comme 17 lancers à lui-seul. Les joueurs des Bruins passaient près de lui et ils le félicitaient. Ils n'en revenaient pas, c'était débile.»

Bourque a, dans les faits, égalé le record de Gordie Howe de 19 tirs au but. Il a marqué à l'aide de son 14e, mais il a vu Tugnutt réaliser l'arrêt de la soirée à ses dépens, à huit secondes de la fin de la prolongation.

Le défenseur vedette a décoché son plus retentissant tir frappé directement de l'enclave. Tugnutt l'a frustré d'un geste vif de la mitaine.

«Cam Neely était planté devant moi, relate le gardien ontarien natif de Scarborough, et quand j'ai fait l'arrêt, il m'a regardé tout sourire en me disant: `Tu te moques de moi ou quoi?'»

Incrédules, les 14 448 spectateurs se sont levés en bloc afin d'acclamer le gardien des Fleurdelisés. Sur la tribune de presse, on a même vu des journalistes de Boston applaudir.

Au son final de la sirène, un groupe de joueurs des Bruins, incluant Bourque, est allé féliciter Tugnutt, pendant que la foule lui réservait une ovation.

«Je me rappellerai toujours que Ron a reçu l'hommage ultime qu'un joueur puisse avoir de la part d'adversaires, fait remarquer Joe Sakic, l'ancienne supervedette des Nordiques. Ce que les joueurs des Bruins ont fait ce soir-là, vous ne voyez jamais ça.»

«C'était malade!»

Pour Bourque, les marques d'appréciation que Tugnutt a reçues étaient pleinement méritées.

«C'est très rare, il est vrai, qu'on félicite un adversaire. Mais nous, les joueurs, comme la foule, réalisions que nous venions d'assister à quelque chose d'exceptionnel», évoque-t-il.

C'est la meilleure performance d'un gardien à laquelle Bourque ait assisté de toute sa carrière.

«Sur la petite patinoire du Garden, les lancers arrivaient très vite, souligne-t-il. Ce n'est pas uniquement le total qui est impressionnant, mais la qualité des lancers. Il a effectué plusieurs arrêts spectaculaires. C'était malade!»

La soirée de rêve de Tugnutt a été comme un léger baume sur une autre saison de misère des Nordiques qui s'achevait. Elle a également coïncidé avec le dernier tour de patinoire de Guy Lafleur à Boston.

«J'avais le sourire accroché aux lèvres, relate Tugnutt, maintenant âgé de 43 ans. Mais je me rappelle que les sourires étaient plus nombreux chez les Bruins que dans notre vestiaire. Les gars s'étaient sentis quelque peu humiliés.»

Dix livres en moins

Déjà pas très imposant, Tugnutt dit avoir perdu une dizaine de livres des 160 à peine qu'il pesait en début de soirée. L'attaquant Marc Fortier garde le souvenir qu'il était plus chétif que jamais en retirant son équipement.

«J'étais superstitieux et je ne voulais pas boire plus d'eau qu'à l'accoutumée, explique-t-il. J'étais complètement exténué à la fin.»

Tugnutt, qui a disputé 15 de ses 538 matchs en carrière comme porte-couleur du Canadien, a visionné la bande vidéo de la rencontre, il y a quelques années, en compagnie de ses fils, Jacob et Matty. Jacob est demeuré sur son appétit.

«C'est divertissant, mais ce n'est pas de cette façon qu'on garde les buts papa, lui a-t-il dit. Tu te garroches tout partout sur la patinoire, tu n'es pas en contrôle.»

Jacob Tugnutt sait de quoi il parle, étant lui-même un gardien prometteur des Rangers de Kitchener, dans la Ligue junior de l'Ontario.

Ron Tugnutt, qui oeuvre dans l'organisation des Petes de Peterborough et au sein de Hockey Canada, a connu un autre match de 70 arrêts au cours de sa carrière, mais c'était en séries éliminatoires.

Le 4 mai 2000, il s'était incliné 2-1 dans l'uniforme des Penguins de Pittsburgh face aux Flyers de Philadelphie, en cinquième période de prolongation.

«Je peux avancer sans risquer de me tromper que je suis le seul gardien qui ait connu deux matchs de 70 arrêts», résume-t-il, fièrement.