Ce qui me frappe depuis mercredi, ce qui me frappe encore plus depuis que parents, amis et admirateurs défilent devant sa dépouille au Centre Bell, c’est d’entendre un ancien président du Tricolore comme Pierre Boivin, un ancien coéquipier comme Serge Savard, ou de simples fans venus des quatre coins du Québec et de la planète hockey parle de « Monsieur Béliveau » lorsqu’ils parlent du grand capitaine décédé mercredi dernier.

Jean Béliveau était un grand joueur de hockey. Tout le monde est unanime sur ce point. Il a aussi été un très grand capitaine. Le plus grand de l’histoire du Canadien.

Mais le respect voué à cet homme qui était plus grand encore que le grand joueur de hockey qu’il a été confirme qu’il était d’abord et avant tout un très grand monsieur. Qu’il le sera pour toujours. Jean Béliveau était et est encore aujourd’hui Monsieur Béliveau.

Rares sont les chanceux qui étaient assez près de lui pour l’appeler le « Grand Jean ». Depuis deux ou trois ans, le seul – ou des rares – qui me parlait du Grand Jean lorsque je prenais des nouvelles de M. Béliveau était Réjean Houle.

Très près de Jean Béliveau, de son épouse et de sa famille depuis que la maladie l’a amoindri, Réjean Houle a multiplié les visites à l’hôpital et au domicile de la famille pour s’occuper du plus illustre des anciens Canadiens. Oui, à titre de responsable des anciens du Tricolore, c’est le travail de Réjean Houle de s’assurer qu’ils ne manquent de rien. Qu’ils soient tous traités avec les égards qui leur reviennent.

Mais dans le cas de Jean Béliveau, c’était toujours différent. Il fallait voir les yeux de Réjean Houle s’illuminer lorsqu’il avait une ou deux bonnes nouvelles à dire sur son patient le plus cher, il fallait voir son visage s’assombrir lorsque les nouvelles étaient moins bonnes, voire carrément mauvaises, pour comprendre à quel point l’attention que Réjean Houle portait à Jean Béliveau dépassait les simples cadres du travail.

« Il va bien le Grand Jean », que Houle me lançait avec un large sourire lorsque je le croisais ici ou là au Centre Bell.

« Notre Grand Jean est fatigué », admettait d’autres fois Réjean en s’assurant de ne pas trop en dire.

Il y a deux ou trois semaines, alors qu’il était clair que M. Béliveau était dans le dernier droit, Réjean Houle tentait de trouver une façon polie et positive de préserver l’image de M. Béliveau tout en s’assurant de ne pas cacher la vérité. « Le grand Jean se repose », m’avait-il glissé à l’oreille.

Je comprends maintenant toute la justesse de cette phrase que Réjean Houle m’avait dite alors qu’il allait d’un ancien à un autre pour les prévenir, d’une manière moins nuancée sans doute, que la fin était proche. Car depuis mercredi, le Grand Jean se repose pour vrai.

Comme tous les membres de la grande famille du Canadien dont il prend un soin jaloux, Réjean Houle est sans l’ombre d’un doute très triste. Mais comme les proches les plus intimes de M. Béliveau, il sait que ce repos était plus que bienvenu.

Jamais au grand jamais il ne me traverserait l’idée d’appeler Monsieur Béliveau le Grand Jean. Jamais je ne pourrais parler de Monsieur Béliveau en l’appelant par son prénom. Il m’arrive parfois d’écrire le « Gros Bill » par souci de ne pas répéter trop souvent le nom Béliveau précédé du Monsieur qui doit lui être accolé. Mais de lancer le « Gros Bill » pour parler de Monsieur Béliveau me laisserait un goût bizarre dans la bouche.

Comme si je n’avais pas le droit de me permettre une telle forme de familiarité avec cet homme qui était pourtant si humble, si proche des gens.

Maurice et Monsieur Béliveau

Il y a plusieurs années, j’ai eu, comme plusieurs de mes collègues et amis journalistes sportifs, la chance, non le privilège, de partager la même patinoire que Maurice Richard. Vieillissant dans l’oubli malgré son illustre carrière, le « Rocket » accompagnait le club de hockey des Médias du Québec. Une équipe – de hockey et de curling – fondée et dirigée par François Béliveau qui travaillait à La Presse. Grand ami de Maurice Richard, François Béliveau sortait le Rocket qui endossait un chandail d’arbitre pour diriger nos semblants de matchs un peu partout au Québec.

Partager une patinoire ou un vestiaire avec Maurice Richard était déjà un privilège impossible à mesurer. Mais avant, pendant et après les parties on apostrophait toujours le Rocket en l’appelant par son prénom. Maurice ici, Maurice là! Et personne ne se posait de question.

Pour une raison que je ne peux m’expliquer, Maurice Richard que je n’ai jamais vu jouer, à qui je n’avais jamais vraiment parlé et qui n’avait pas la moindre idée de qui j’étais, c’était Maurice.

Alors que Jean Béliveau, qui me faisait l’honneur en gonflant un brin ou deux mon estime personnelle, en m’appelant par mon nom ou en me qualifiant de « petit gars de Québe c» quand je le croisais, a toujours été Monsieur Béliveau.

Est-ce que le côté plus populiste du Rocket, le fait qu’il était plus carré, plus direct, bottes de travail que souliers vernis nous incitait tous à l’appeler familièrement Maurice? Au même titre que l’autre Maurice tout aussi célèbre que lui au Québec : Maurice Duplessis.

Il faudrait que des sociologues pas mal plus savants que moi sur cette notion nous l’expliquent. Mais si j’apostrophais Maurice Richard en l’appelant par son prénom comme je le fais aussi avec son « petit frère » Henri, avec Guy Lafleur, avec Serge Savard et les autres membres du « Big Three », avec Yvan Cournoyer, Bob Gainey, Guy Carbonneau que je me permets même d’appeler « Carbo », Mario Tremblay, Vincent Damphousse et les autres capitaines et/ou grands joueurs du Canadien, je ne me suis jamais autrement adressé à Jean Béliveau qu’en l’appelant Monsieur Béliveau.

Hommage digne, sobre, parfait

En 2000, lorsqu’on a réservé à Maurice Richard le même honneur qu’on réserve aujourd’hui à Jean Béliveau, la grande famille du Canadien, les partisans de l’équipe et les médias étaient unanimes à saluer Maurice!

Aujourd’hui on salue M. Béliveau.

Et c’est très bien ainsi. Car ça n’entache en rien l’héritage que nous a laissé le Rocket et cela met encore plus en évidence les grandes qualités du grand homme à qui le Canadien, les amateurs et surtout les membres de sa famille rendent un hommage digne, un hommage sobre, un hommage parfait.

Les images choisies, les trophées, les fleurs tout est disposé avec classe, avec retenue, avec finesse. Comment remercier l’épouse de Jean Béliveau, sa fille et ses petites filles qui respectent l’héritage d’un mari, d’un père, d’un grand-père en serrant avec classe, respect et fierté les mains de tous ceux et celles qui se présentent devant elles comme il le faisait si bien depuis toujours.

Et l’idée d’illuminer le siège #4 sur lequel Jean Béliveau s’assoyait chaque fois qu’il venait voir jouer son équipe est rien de moins que géniale. Si ce n’était que de moi, plus personne ne s’assoirait sur ce banc qui serait orné pour toujours du #4 qu’on a accroché dessus. Ce serait une façon magistrale de réserver une place vraiment spéciale à Jean Béliveau le grand joueur et le grand capitaine du Bleu, blanc, rouge, à Jean Béliveau le monsieur, à Monsieur Béliveau.