Rien n'a pu l'arrêter
LHJMQ vendredi, 17 oct. 2014. 19:27 dimanche, 15 déc. 2024. 03:25Un profond silence s’était installé dans le vestiaire du Laser de St-Hyacinthe après une victoire de 6-5 face aux Bisons de Granby. Mais avant même la conclusion de cette partie du 16 octobre 1994, le résultat n’avait plus aucune importance.
*Hockey 360 a diffusé cette semaine un reportage en deux parties sur cette histoire. Première partie | Deuxième partie
« Après la partie, les joueurs n’étaient peut-être pas au courant, mais ils se doutaient fortement qu’il y avait quelque chose de sérieux. Il n’y avait pas un bruit dans le vestiaire, la scène avait des allures d’enterrement, si je peux dire ça », se remémore Richard Martel qui était, à l’époque, le jeune entraîneur du Laser.
« Dans le hockey, on est habitué aux blessures, mais tout finit par guérir normalement. Cette fois, ce n’était pas la même chose. Mon soigneur était venu me voir pour me dire qu’il avait perdu son œil, mais je n’y croyais pas. J’avais de la difficulté à m’imaginer ça parce que ça dépasse le hockey. Le sport n’a plus d’importance quand tu sais qu’un jeune perd son œil et ça m’avait complètement déboussolé… », se souvient Martel.
Gérant de l’équipement, Raynald Beauregard connaissait l’étendue des dégâts et il n’a pas oublié l’effet dans le vestiaire quand la nouvelle s’est propagée.
« On pleurait, on était abasourdi… Le lendemain, on a en plus réalisé qu’on venait de perdre un joueur d’impact. »
Pendant ce temps, David-Alexandre Beauregard se trouvait à l’hôpital et le médecin ne lui a pas fait de faux espoirs, au contraire.
« Il a eu besoin de deux secondes pour me confirmer que c’était fini. Les ambulanciers avaient une bonne idée, mais ils n’avaient pas le droit de rendre un verdict », explique-t-il 20 ans plus tard.
Si le hockey venait de lui coûter un œil, Beauregard pouvait compter sur un appui inconditionnel de ses coéquipiers et des membres de l’organisation qui sont venus le visiter à l'hôpital. En fait, ils étaient si nombreux à venir le réconforter qu’il avait été déplacé dans une grande salle.
Profondément désolé de son geste, Xavier Delisle a surmonté ses craintes en s’y rendant, mais il ne se doutait pas de ce qui l’attendait.
« Je vais m’en rappeler toute ma vie, je feelais assez cheap en m’approchant. J’ai ouvert une porte et il devait y avoir 50 personnes dans la salle. Tous les joueurs du Laser, ses parents, les entraîneurs…. Personne ne savait que j’allais venir, ce fut un silence total quand ils m’ont aperçu », s’est rappelé Delisle qui avait remis une carte d’encouragement signée par toute son équipe.
« David a été très gentleman. Il était triste, mais je ne sentais pas qu’il était fâché envers moi. Il savait que c’était un accident et je me suis excusé. Ce n’était pas un geste facile à faire, mais je devais le faire. Il ne m’en voulait pas et ça m’a aidé de passer à travers. »
« Peut-être que les autres joueurs n’étaient pas contents, mais j’ai parlé avec le père de David et il m’a dit qu’il ne m’en voulait pas car c’était un accident », a ajouté Delisle, qui a avoué que cette épreuve l’avait aidé à surmonter un cancer il y a six ans.
Cette visite de Delisle s’est également incrustée dans les souvenirs de David-Alexandre et de son entourage.
« Je me sentais mal pour lui parce que je savais qu’un accident pouvait arriver à n’importe qui. Quand il est entré, mes coéquipiers lui en voulaient, mais il a fait preuve d’un grand courage en venant me voir. Je me rappelle encore de lui avoir dit d’oublier ça puisque ce n’était pas de sa faute », s’est remémoré Beauregard.
« Ce n’était pas un silence dans lequel nous étions vengeurs », a témoigné Michel Gaudette, alors président et directeur général du Laser.
Malgré cette absolution, Delisle ne pouvait guère s'évader d’un certain sentiment désagréable.
« Tu ressens toujours une forme de culpabilité. De plus, c’était assez médiatisé comme histoire donc des journalistes m’ont appelé et j’ai fait des entrevues pour expliquer ma version », a reconnu Delisle, qui a retrouvé tout son aplomb la saison suivante, parvenant éventuellement à disputer quelques parties dans la LNH, dont 14 avec le Canadien de Montréal.
« Bien sûr, ça devait être terrible pour David-Alexandre. Mais j’étais jeune, j’avais 17 ans et j’étais loin de ma famille donc ce n’était pas évident pour moi », a-t-il poursuivi.
Étant donné qu’un conflit de travail perturbait les opérations de la LNH, l’histoire de Beauregard a suscité un vif intérêt médiatique, traversant même les frontières du Canada. Il a dû se familiariser avec cet exigeant contexte tout comme le reste de l’organisation.
« Je me rappelle que la chambre était pleine le lendemain et j’avais de la difficulté à voir les joueurs », a décrit Raynald Beauregard.
« C’était très médiatisé, mais ce n’était pas exagéré et c’est devenu une très belle histoire. Il a vécu une tragédie, mais il a fait preuve de courage et il est devenu un exemple. Il avait donné sa première entrevue à Claude Mailhot. C’était un jeune avec un courage extraordinaire et il voulait insister sur le fait qu’il avait perdu un œil, mais qu’il n’était pas mort », a expliqué Stéphane Leroux, un collègue et spécialiste du hockey junior qui a suivi cette histoire de près.
« Oui, ce fut un cirque médiatique, mais tout le monde a été respectueux envers moi. La seule chose que je déplorais, c’est que les gens parlaient de moi avant de parler du Laser. Je ne voulais pas être le centre d’attraction et je me sentais mal pour le reste de l'équipe. Mais j’ai aimé parler aux gens pour expliquer que j’étais correct », a confirmé Beauregard.
Un moral d’acier inspirant
Avant de subir cette blessure, Beauregard se dirigeait vers la signature d’un premier contrat professionnel avec les Sharks de San Jose qui l’avaient sélectionné en 11e ronde l’été précédent. Le réflexe normal aurait été de s’effondrer ou de s’apitoyer sur son sort, mais Beauregard a plutôt donné l’exemple avec une force de caractère impressionnante.
« C’est un gros accident pour le hockey, mais ce n’est rien comparé à plusieurs personnes. Je ne suis pas en chaise roulante et j’ai encore toute ma tête », affirme-t-il, encore aujourd’hui, pour expliquer son attitude.
Même en plongeant profondément dans ses souvenirs, Beauregard soutient qu’il est parvenu à éviter de sombrer dans des périodes noires.
« Ce qui m’a le plus aidé, c’est que j’ai accepté mon accident. Je me rappelle encore d’avoir dit à ma mère que j’aurais pu frapper dans un mur, crier, pleurer, mais il n’existait aucun bouton de retour pour me ramener en arrière », a visé Beauregard.
Son moral épatait ses proches à un point qu’ils se demandaient d’où provenait cette résilience.
« Peu de temps après sa blessure, David était venu nous voir et il était tellement positif. On se disait que ça ne se pouvait pas… Il réagissait avec une maturité qu’il n’avait pas encore à cet âge. On se demandait si c’était plutôt l’effet de l’adrénaline. Aujourd’hui, on s’aperçoit à quel point il avait du caractère et il avait donné des leçons aux autres joueurs en agissant ainsi », a vanté Martel.
« C’est certain que ça n’a pas été facile quand j’ai réalisé plusieurs choses à l’hôpital. Je m’approchais de mon rêve chaque jour, mais je ne sais pas où j’ai tiré cette force », a répondu Beauregard à ce sujet.
Poussé par une motivation hors du commun et un amour du hockey qui ne pouvait être interrompus si tôt, Beauregard n’a pas mis de temps à rêver d’un retour.
En l’espace de quelques jours, il a rechaussé ses patins avec ses coéquipiers, mais le résultat n’atteignait pas ses standards. Il en rit aujourd’hui, mais ce fut une étape à surmonter à l’époque.
« Je fonçais dans les bandes, je ratais les passes et la rondelle ne passait pas proche de ma palette. Je n’étais pas capable d’ajuster ma vitesse avec l’exécution. J’étais certainement le pire joueur sur la glace et de loin, mais devant le filet, j’étais toujours correct », s’est-il rappelé en souriant.
À la suite de plusieurs entraînements, le désir était revenu, tout comme une partie de son arsenal, mais il fallait convaincre les dirigeants de lui accorder cette permission risquée pour sa sécurité.
« Je vois encore sa face (celle de Martel) qui semblait vouloir dire : "Non, ne me fais pas ça, ne me place pas dans cette position" », a raconté Beauregard, dont les coéquipiers étaient incapables de ne pas le ménager à l’entraînement.
« Pour être honnête, on ne savait même pas quoi lui dire à propos de son retour. Il a géré ça comme personne ne pouvait s’y attendre. Il était déterminé à renouer avec le hockey. J’en parle et je suis encore impressionné, j’en ressens des frissons », a dévoilé Martel.
Au niveau de la LHJMQ, la partie n’était pas gagnée d’avance car on craignait une blessure venant d’un coup encaissé à partir de l’angle mort dans sa vision.
« Je me souviens que certains gouverneurs s’objectaient. Ce ne fut pas facile à faire accepter, mais nous avons réussi sans grosse complication », a mentionné Claude Lemieux, qui était copropriétaire et gouverneur de l’équipe.
« Le hockey, c’était ce qu’il avait de plus précieux au monde et il en a fait une carrière! On ne pouvait pas lui refuser ça avec tout ce qu’il avait donné », a soutenu Gaudette, qui a aidé à convaincre les sceptiques.
Un scénario de film pour son premier match!
Afin de le protéger d’une étouffante pression médiatique pour un accomplissement de cette taille, le Laser a décidé de cacher son retour au jeu. C’est pourquoi Beauregard a provoqué un énorme silence d’étonnement quand il a participé à l’échauffement dans les contrées de l’Abitibi face aux Foreurs à Val-d’Or.
Le numéro 16 allait donc à l’encontre des suggestions de plusieurs experts du hockey qui lui avaient plus ou moins gentiment suggéré de renoncer à cette idée.
« Maurice Richard et Michel Bergeron m’ont dit de ne pas y penser, mais c’était trop fort à l’intérieur. Je ne voulais pas me réveiller un jour et me dire : est-ce que j’aurais pu? Quatre-vingt-quinze pour cent des gens me déconseillaient un retour et le cinq pour cent restant renfermait seulement ma famille et mes amis malgré leurs craintes », a détaillé celui qui s’était fait une promesse en renouant avec l’action.
« Je me suis toujours dit que si j’étais pour effectuer un retour et continuer à jouer au hockey, j’allais m’arranger pour continuer à compter des buts. Si ça ne marchait pas, je laisserais ma place aux autres. »
Une fois de plus, l’inévitable s’est produit, un peu comme si les dieux du hockey voulaient se faire pardonner et l’encourager dans son aventure.
« Je m’en rappelle encore, nous avions une supériorité numérique en deuxième période et j’ai hérité d’un retour de lancer dans l’enclave et je n’ai pas manqué ma chance. Ça m’a dit que j’étais encore capable même si je devais encore parcourir un long chemin pour m’améliorer et ça faisait aussi taire beaucoup de personnes qui disaient que j’étais fini », a décrit le marqueur naturel.
Certains athlètes dépassent les bornes dans leurs célébrations après un jeu important, mais Beauregard pouvait tout se permettre cette fois.
« C’était une énorme pression qui venait de tomber. J’ai patiné, je suis tombé à genoux au centre de la patinoire et j’ai levé mes bras en voulant dire : "Merci, ç’a marché!". Ma grand-mère avait fait la promesse que si je marquais un autre but dans le junior majeur, elle arrêterait de fumer. Elle est encore en vie donc je l’ai peut-être sauvée », a-t-il évoqué en parlant avec son cœur.
« Même les partisans de Val-d’Or étaient fiers pour lui! », a fait remarquer Gaudette à propos de ce moment émotif pour tous.
Athlète de caractère, Beauregard a continué de retrouver ses repères et il n’a profité d’aucun traitement de faveur.
« Même quand il est revenu, je lui en demandais beaucoup. Il n’y avait aucune pitié et il n’en voulait pas non plus. Si on avait eu pitié, on aurait perdu son respect », a précisé Martel.
En vivant un incident de ce type, on aurait pu croire que Beauregard serait associé à jamais au Laser, mais il s’est plutôt retrouvé sous d’autres cieux puisque les nouveaux dirigeants de l’organisation croyaient que ce serait bénéfique pour lui et l’équipe.
Après un soupir, Beauregard avoue sans détour qu’il n’avait pas apprécié ce traitement.
« J’avais vraiment le Laser dans le cœur et ça m’avait frustré. C’est l’une des rares fois où j’ai été autant fâché. J’ai entendu dire qu’ils croyaient que j’étais un joueur fini et que mon image affectait le reste de l’équipe dans les médias. Je n’ai jamais vraiment accepté ça, mais c’est arrivé. »
Impossible d’oublier la LNH
À la conclusion de son parcours junior, Beauregard aurait déjà pu se retirer avec la satisfaction d’un retour réussi, mais c’était bien mal le connaître. Il a plutôt entamé un fascinant chemin - ponctué de plus de 500 buts - à travers la planète en passant par des destinations américaines comme Kansas City, Wichita, Charlotte, Port Huron, Tulsa ainsi que des arrêts européens à Valpellice en Italie tout comme à Manchester et Nottingham en Angleterre.
Pendant cette carrière dans différents circuits professionnels, Beauregard a amassé plus de 500 buts! Il a particulièrement savouré son séjour à Nottingham, où son équipe a remporté les trois championnats de la saison, une première en 58 ans.
Trimbalant son vieil équipement – auquel il est très attaché – Beauregard a décidé de prendre sa retraite l’an dernier à 37 ans pour rentrer au Québec et joindre l’entreprise de son père.
Quand la LNH s’éloigne de nos aspirations en l’instant d’un coup de bâton malchanceux, c’est difficile de la chasser de son esprit et Beauregard ne le contredit pas.
« J’y repense encore à l’occasion, mais en même temps, on ne le saura jamais même si plusieurs personnes disent que oui », a-t-il répondu sur le fait qu’il aurait pu ou non bâtir une carrière dans le circuit Bettman.
« J’aurais aimé qu’il obtienne un essai dans la LNH pour voir réellement ce qu’il aurait pu faire. On ne le saura jamais, mais ça ne l’a jamais arrêté », a déclaré Raynald Beauregard qui est persuadé qu’il aurait atteint son but sans cet accident.
Delisle, qui s’est frayé un chemin jusqu’à la LNH, demeure impressionné par le fait que Beauregard ait connu, même avec un seul œil, une plus longue carrière professionnelle que la sienne.
« Je me suis souvent demandé à quel point il aurait été meilleur avec deux yeux en me disant qu’il aurait peut-être joué dans la LNH, mais on ne peut pas le savoir malheureusement. C’était un marqueur naturel et il a continué à compter dans des ligues plus élevées avec un œil », a commenté un Delisle admiratif.
Positif comme il l’est, Beauregard a savouré tous les moments de sa carrière et il a pu goûter la cerise sur son sundae le 2 octobre 2010. Sélectionné parmi une équipe d’étoiles des joueurs du Royaume-Uni, il a pu affronter les Bruins de Boston dans le cadre d’un match préparatoire à Belfast en Irlande du Nord.
« C’était vraiment l’occasion d’avoir du fun, beaucoup de fun. Ça permettait de découvrir le calibre de la LNH, surtout que les Bruins avaient employé leur formation complète puisque c’était leur dernier match avant le début de la saison. On voyait la coche qui nous séparait, mais je me souviens que nous menions 1-0 en deuxième période », s’est rappelé Beauregard avec un sourire en coin.
« Claude Julien, qui m’a dirigé à Hull, m’avait dit qu’il n’aurait pas fallu que son équipe perde… »
Avec un bilan aussi épatant, Beauregard constitue un exemple de persévérance et une inspiration pour ceux qui doivent surmonter des obstacles de santé, comme en témoigne Stéphane Leroux.
« Une de mes connaissances avait perdu un oeil au travail vers l’âge de 35-40 ans et cette personne avait pensé mettre fin à ses jours par découragement. Je me souviens de lui avoir parlé de l’histoire de David-Alexandre et de les avoir mis en contact. Il est la preuve qu’on peut s’en sortir malgré un mauvais coup du sort », a confié Leroux.
« J’aurais pu pleurer et vivre une vie triste, mais j’accepte ma situation et je passe à travers cette blessure pour voir ce que la vie me réserve dans l’avenir. C’est pour ça que j’ai eu le privilège de jouer pendant plusieurs années », a-t-il conclu.
*Projet réalisé en collaboration avec Alexandre Tourigny.