JOHANNESBURG  - L'Afrique du Sud s'est souvenue lundi qu'il y a juste 18 ans, le président Mandela vêtu du maillot des Springboks remettait la Coupe du monde de rugby au capitaine de l'équipe sud-africaine, provoquant un élan historique d'unité dans un pays divisé par des décennies de ségrégation raciale.

Alors que Nelson Mandela est hospitalisé dans un état critique, les télévisions ont repassé en boucle ces images de la victoire sur la Nouvelle-Zélande du 24 juin 1995, entrées dans la mémoire collective: le drop victorieux de Joël Stransky pendant les arrêts de jeu à l'Ellis Park de Johannesburg, Mandela qui remet la coupe au capitaine François Pienaar, la liesse dans les rues du pays.

De mémoire de Sud-Africain pourtant, les Springboks avaient toujours été le symbole de la puissance des Afrikaners blancs, les maîtres du pays et les instigateurs de l'apartheid. Mandela lui-même a raconté dans ses mémoires que les prisonniers politiques supportaient systématiquement les équipes adverses, avant que l'Afrique du Sud ne soit bannie des compétitions internationales.

Mais ce 24 juin 1995 marquait l'épilogue d'une extraordinaire réconciliation, à l'initiative du chef de l'Etat en personne. A peine un an plus tôt, Mandela était devenu le premier président noir de l'Afrique du Sud. Et, contre toute attente, il avait décidé d'apporter son soutien personnel aux Springboks, qui accueillaient sur leur sol la Coupe du monde de rugby.

L'Ellis Park était peuplé majoritairement de Sud-Africains blancs. Beaucoup d'entre eux, quelques années plus tôt, considéraient encore Nelson Mandela comme un dangereux terroriste. Ce 24 juin encore, beaucoup voyaient en lui l'homme qui allait abolir leurs privilèges et modifier à jamais leur mode de vie.

Sur un plan purement sportif, il était enfin le symbole de ces résistants noirs qui avaient obtenu que les Springboks soient exclus pendant des années de toutes les compétitions internationales.

Mais le président savait que la réconciliation passait par le pardon. Et c'est vêtu du maillot autrefois honni des Springboks qu'il est descendu sur la pelouse. Sous les acclamations de la foule, qui scandait soudain "Nelson, Nelson". Et à la surprise de millions de Noirs restés devant leurs téléviseurs.

Le bref dialogue entre le président et le capitaine Pienaar a été mille fois répété, dans les livres d'histoire et au cinéma:


Dissiper les peurs des Blancs et... des Noirs


- "François, merci pour ce que vous avez fait pour notre pays", dit Mandela.

- "Non, Monsieur le Président, merci pour ce que vous avez fait", répliqua Pieenar.

Puis le rugbyman souleva le trophée, provoquant un nouveau délire de joie dans le stade.

Même Mandela, plus tard, avoua avoir été surpris de la réaction de la foule: "J'ai fait le tour du stade, je ne m'attendais pas à une telle ovation."

Et que dire, alors, de la réaction du pays tout entier? "Pour la première fois, tous les habitants de ce pays s'étaient rassemblés, et toutes les races et toutes les religions s'embrassaient les unes les autres", a raconté François Pieenar. "C'était absolument merveilleux!"

Mandela le politicien savait ce qu'il faisait. Même si son pari n'était pas gagné d'avance. Avant la Coupe du monde, son soutien aux Springboks en avait choqué plus d'un: "Beaucoup de gens ont dit: +ce vieux type est un vendu+, et ceux-là m'ont hué lorsque j'ai dit +soyons maintenant des supporteurs du rugby, et considérons ces joueurs comme nos gars+", a-t-il admis.

La victoire finale a magnifié ce coup de maître politique: "L'effet cumulatif fut de dissiper les peurs des Blancs, mais aussi, du même coup, celles des Noirs", s'est par la suite réjoui Mandela.

Dix-huit ans plus tard, les tensions raciales n'ont pas disparu dans un pays aux inégalités encore criantes. Mais la guerre civile que beaucoup prédisaient à la fin des années 1980 n'a jamais eu lieu.

Et si seuls quelques mordus de rugby se rappellent du score final, 15-12 pour les Springboks, le monde entier connaît les images du 24 juin 1995 à l'Ellis Park. Un film de Clint Eastwood, "Invictus", tout à la gloire du président, a contribué à forger le mythe.

"Je crois que nous aurons toujours un souvenir ému de ce jour", a déclaré lundi l'auteur du drop victorieux, Joël Stransky. "Mais malheureusement aujourd'hui l'émotion est différente, car il est clair que Madiba est très malade et dans un état critique. Mais il a vraiment été un élément important de cette période, et il a rendu cette époque tout à fait particulière pour chacun d'entre nous."