* Cette série d'articles sur l'alpinisme est présentée en partenariat avec Jeep ®

L’Everest est un symbole, un point culminant sur la carte. Et c’est, pour beaucoup d’alpinistes en devenir, un objectif obsédant. Comme pour Yves Laforest qui l’a gravi un beau matin de 1991 et inscrit le Québec dans l’Histoire de l’alpinisme.

Les 18 Québécois qui ont atteint le toit du monde le savent : l’Everest, c’est une histoire de fenêtres. Des fenêtres qui s’ouvrent dans le ciel pour permettre de s’engouffrer quelques heures, quelques jours sur le glacier du Khumbu : depuis le camp de base jusqu’aux camps avancés et, enfin, sur l’arête sommitale qui culmine à 8850 m. Si la fenêtre refuse de s’ouvrir au bon moment, il faut attendre. Parfois des semaines entières. Attendre ou renoncer. Parce entre le camp de base (5500 m) et le pic, l’air se raréfie en oxygène jusqu’à atteindre 35% du niveau normal, passé 8000 m. Personne ne peut demeurer longtemps dans cette «zone de la mort» : les dommages causés par le manque d’oxygène sur l‘organisme sont très sérieux.

Printemps 1991. Yves Laforest est un jeune aventurier du Québec. Il a quitté le pays deux mois auparavant et se joint à une expédition américaine. Fait pas beaucoup de bruit, ce Yves. Discret, voire Low Profile. Pas le genre à en imposer dans un groupe. Mais obstiné, patient, endurant. Dès avril, son groupe fait une tentative pour progresser jusqu’au camp de base avancé. Mais une tempête force les alpinistes à redescendre pour attendre la bonne fenêtre. Mi-mai, ils sont deux – dont Laforest – à posséder encore les forces nécessaires pour une deuxième tentative. Batailleur, il avale les mètres à une vitesse considérable. Et la fenêtre s’ouvre. Il s’y engouffre et débute l’ascension finale dans l’air raréfié, la neige abondante et des vents de 100 km/h. Après 6 h d’ascension extrême, les deux hommes atteignent le sommet. Le drapeau du Québec flotte sur le toit du monde en ce 22 mai.

Le jeune ingénieur épris d’escalade et de montagne devient donc le tout premier Québécois, et le 7e Canadien, à gravir l’Everest. Son expédition, il l’a financée à l’arraché, cherchant à se faire commanditer, lui, le parfait inconnu! À son retour au Québec, le voilà héros national. Il prend part à la parade de la Saint-Jean-Baptiste et sa fierté rejaillit sur le peuple québécois.

Entre battage médiatique et bouleversement intérieur, Yves Laforest ressent le besoin de faire quelque chose de cette aventure : la transcender pour comprendre sa portée dans le fil de sa vie. Il donne des conférences et rédige L’Everest m’a conquis, le récit personnel, voire intime de son ascension. La montagne intérieure, ainsi pourrait-on formuler son aventure au sommet du monde. Le titre dit tout : le sujet, ce n’est pas lui : c’est la montagne. Il n’est pas le héros; il est l’objet sous emprise. Au fil de son lent travail d’écriture prend forme peu à peu un élan philosophique qui se transforme en profession de foi. L’existence est une montagne, un défi à relever, une épreuve à traverser, un chemin tantôt facile tantôt  extrême. L’ascension est la durée. Pour parvenir au but, il faut développer des outils, travailler ses aptitudes et, surtout, continuer à se faire confiance. L’Everest lui a appris une leçon de vie. Une leçon qu’il veut dispenser à son tour aux enfants, dans les écoles. Il  enchaine les expéditions au sommet de chaque continent – le Kilimandjaro (Tanzanie), l’Elbrus (Russe) – et les expéditions en Amérique latine.

L’homme est introverti, profond, sensible. Le battage médiatique qui secoue son existence n’a pas que des effets positifs. L’homme réservé, qui garde ses distances, qui écoute mieux qu’il ne parle, ne sait pas trop comment gérer sa nouvelle vie d’homme célèbre. Il se réfugie dans les Rocheuses et se consacre à l’éducation des enfants par le plein air et les arts.

J’ai eu le plaisir de rencontrer Yves Laforest alors que je dirigeais un magazine de plein air. Il était passé à mon bureau pour me parler d’un projet : l’exploration de la rivière Incomappleux, dans l’Ouest canadien en kayak pneumatique avec, entre autres, son ami alpiniste Michel Bastien. L’expédition comprenait aussi l’ascension de deux monts : Hope et Charity.  

J’avais découvert un homme d’une humilité presque embarrassante, qui répondait en peu de mots aux questions que je lui posais. Sa présence silencieuse en imposait dans ce bureau exigu de Montréal. Le murmure de la ville entrait par la fenêtre ouverte; il n’était guère dans son élément. Et moi, j’étais bien plus impressionnée par l’intensité de sa personne que par la liste de ses exploits sportifs.

Les deux hommes se sont perdus au fil de cette rivière fougueuse en pleine crue estivale. Corps et biens, Michel Bastien et Yves Laforest ont laissé leurs rêves flotter dans les méandres glacés de l’Incomappleux, au pied des Rocheuses. Les expéditions de recherches se sont enchainées et les kayaks ont été retrouvés. Les familles des disparus s’accrochaient à l’idée qu’ils s’étaient peut-être réfugiés dans l’une des nombreuses cavernes qui bordent la rivière. Cinq spéléologues québécois ont passé des semaines à arpenter le territoire sauvage où avaient été retrouvées les vestes de flottaison des aventuriers. Une fondation a vu le jour pour financer ces recherches dans ce vaste territoire sauvage. L’un des survivants de l’expé a raconté qu’il avait perdu la trace de leurs embarcations; tout portait à croire qu’elles avaient versé dans les rapides tonitruants et emporté le corps – et l’âme – des deux aventuriers.

Les alpinistes du Québec éprouvent un attachement particulier pour Yves Laforest. Pas seulement parce qu’il a planté le drapeau québécois au sommet du monde, pas seulement à cause de sa fin tragique, pas seulement parce qu’il nourrit leurs rêves d’enfant. Mais parce qu’il a ouvert la voie d’un alpinisme humaniste dans lequel beaucoup de grimpeurs d’aujourd’hui se reconnaissent.