Pendant que les différents acteurs animent le débat sur l'itinérance dans le Downtown Eastside à Vancouver et s'obstinent sur les multiples causes de cet enjeu de société, je vais vous raconter



Pendant que les différents acteurs animent le débat sur l'itinérance dans le Downtown Eastside à Vancouver et s'obstinent sur les multiples causes de cet enjeu de société, je vais vous raconter une belle petite histoire sur ce quartier.

Je n'aime pas vraiment raconter des histoires d'horreur. Mais cette histoire d'horreur, je dois la raconter. Cette histoire d'horreur, je l'ai vécue par un beau matin ensoleillé alors que j'étais dans l'autobus 10 et que je me rendais dans Vancouver Est pour le travail.

Avant d'entrer dans les détails de l'histoire, une petite remise en contexte. Downtown Eastside, c'est le quartier le plus pauvre de Vancouver et c'est aussi le quartier le plus pauvre au Canada. Les chiffres sont alarmants: 80% des ménages du quartier vivent sous le seuil de la pauvreté, près de 30% des résidents du quartier sont atteints du VIH, toxicomanie.

Pour se rendre dans Vancouver Est, l'autobus 10 emprunte la rue Hastings, en plein dans le coeur du Downtown Eastside. Des milliers de Vancouvérois passent dans le DTES en autobus chaque jour. Et les scènes dont certains sont parfois témoins s'apparentent plus souvent d'une scène de cirque d'épouvante que d'une scène que l'on pourrait croire possible dans un pays comme le Canada.

Et dans mon cas, si j'avais été témoin d'une scène de cirque ce matin-là, j'aurais été content. Ce que j'ai vu ne ressemblait en rien à un cirque. C'était la réalité plus crue que crue et je n'en serais bien passé. Coeur sensibles d'abstenir. Voyage au coeur d'un quartier impossible.

La première fois que j'ai physiquement marché dans le quartier, je savais quel genre d'histoires je pouvais y voir. En sortant d'une voiture pour un tournage, j'ouvre la portière du passager et je tombe sur un type à moitié conscient écrasé dans l'escalier d'un immeuble à logements. L'homme maugrée des mots dans un langage incompréhensible. L'homme est assis, mais je vois son sexe. L'homme tient son sexe et urine. Comme il est assis, l'homme urine sur son manteau et sur son pantalon. Mais l'homme ne bronche pas. Il continue à uriner.

La vessie vide, l'homme se lève, oublie sa bouteille de vin à moitié vide et part. Dix secondes plus tard, un autre type s'amène et me demande si la bouteille de vin est à moi et s'il peut la prendre. It's all yours! Le type s'empare de la bouteille de vin, décampe et commence à boire dans la bouteille. Mon premier contact avec le quartier. Mais ce que j'ai vu ce premier matin, c'était de la petite bière par rapport à ce que je m'apprêtais à vivre dans l'autobus numéro 10.

Je suis assis dans la dernière rangée de l'autobus, tout à droite, donc du côté du trottoir. En traversant la rue Cambie, qui marque l'entrée du quartier, je vois, comme je vois à chaque fois que je passe dans le quartier, une bonne vingtaine de sans-abri poussant leur panier d'épicerie (donc lire leur maison) et se parlant tout seul... rien de bien surprenant jusqu'à date.

L'autobus s'arrête à l'arrêt au coin des rues Hastings et Abbott. Je tourne la tête vers l'extérieur de l'autobus et je vois une femme, qui a l'air d'avoir 45 ans mais qui en a probablement 30, lever tout bonnement la manche droite de sa veste, prendre un bout de tuyau de plastique, se l'enrouler autour du bras et retenir le bout de tuyau avec sa bouche, sortir une seringue, se piquer avec son bras libre. La femme se pique debout, mais environ quatre secondes plus tard, le temps que la drogue fasse effet, je vois ses yeux basculer vers le haut, perdre le contrôle de son corps et s'effondrer sur le trottoir de tout son long par en arrière... L'autobus venait de reprendre sa route, j'étais sous le choc, la bouche ouverte, l'air livide, incapable de réagir devant cette scène.

L'autobus s'arrête au stop suivant, alors que je suis à peine rétabli de mes émotions. Encore une fois, mon regard impassible se porte à nouveau vers le trottoir. La scène est encore plus apocalyptique que la précédente. Une femme assise par terre entre la ruelle et le trottoir qui relève son pantalon et qui commence à se gratter. La femme, visiblement dans un autre monde, crie. Elle crie parce qu'elle se gratte. Sa jambe est colorée d'ecchymoses et la femme gratte d'immenses pustules gris, verts, jaunes qui produisent un jus jaune dont je ne veux même pas connaître le nom. Après quelques secondes, le jus jaune fait place au sang. La femme se gratte au sang et le sang se mélange au jus. Et la femme crie toujours. Mais malgré le festival de liquides, la femme continue de se gratter, probablement inconsciente du fait qu'elle saigne abondamment... Si au premier tableau de ce chemin de croix, j'étais sous le choc et livide, maintenant j'avais un haut-le-coeur d'une puissance rarement vécue auparavant. Et j'étais toujours incapable de réagir devant la scène... les éléments s'enchaînaient trop vite pour que mon cerveau analyse l'information.

Pour une troisième fois, l'autobus s'arrête, alors que je suis toujours incapable d'exprimer avec clarté ce que je viens de vivre. Cette fois, l'autobus est à l'intersection des rues Main et Hastings. À Vancouver, nous surnommons cette intersection, le point de rencontre central des itinérants du quartier, Pain et Wastings (douleur et gaspillage). Un homme sort de la ruelle derrière le Carnegie Center. Il se dirige vers une poubelle. Va-t-il plonger la main dans la poubelle? À la recherche d'une bouteille de bière vide ou d'un peu de nourriture? Pas du tout. L'homme baisse son pantalon, prend son sexe avec sa main droite et commence à se masturber au-dessus de la poubelle. Pas dans un coin noir à l'intérieur d'un immeuble. Pas dans une ruelle. Non, devant une poubelle, dehors au vu et au su de tous les passants. Le feu de circulation vire au vert, l'autobus repart, je n'ai pas le temps de voir l'homme compléter le boulot.

J'aurais voulu me réveiller. Me dire que ce n'était qu'un mauvais rêve. Malheureusement, je ne me suis jamais réveillé. Cette séquence, je l'ai bel et bien vécue. Vécue au coeur d'un quartier où certains habitants ressemblent malheureusement plus à des épaves qu'à des êtres humains, dans ce quartier qui a des airs de fin du monde. Jamais je ne pensais voir autant de détresse et de déchéance humaine dans un même quartier, sur une distance d'environ 500 mètres. Mais je pensais encore moins être témoin d'autant d'horreurs et d'injustices dans un pays civilisé comme le Canada.