L’athlétisme est certainement un des sports où le doute et la suspicion sont les plus élevés lorsqu’on évoque les records réalisés par les athlètes. En fait, dès qu’une nouvelle marque est établie, une vague impression de dopage flotte dans le cerveau de plusieurs d’entre nous! C’est en tout cas ce qui m’arrive régulièrement.

Je ne m’en cache pas, je suis un des premiers à écrire sur ce doute qui me hante lorsqu’un athlète réussit une performance hors norme. Pourtant, les contrôles antidopage sont plus raffinés que jamais. Nous sommes tellement loin des années 1980 alors qu’il était facile de voir les transformations physiques des compétiteurs, mais sans être capable de le prouver. Souvenez-vous des coureuses est-allemandes.

Jarmila KratochvilovaAi-je besoin de citer le record de l’Allemande de l’Est Marita Koch sur 400 mètres (47,60)? Réalisé en 1985, ce record est hautement suspicieux. Et que dire de celui du 800 mètres de la Tchèque Jarmila Kratochvilova (1:53,28) qu’elle détient depuis 1983? Peut-être simplement qu’il s’agit du plus vieux record d’athlétisme, toutes disciplines confondues, et que c’est anormal que personne ne puisse même s’approcher de cette marque 35 ans plus tard.

Et si on effaçait tout! Pourquoi ne pas remettre les compteurs à zéro et tenir compte des records d’athlètes ayant été testés et qui sont au-dessus de tout soupçon? N’allez pas croire que c’est une idée farfelue puisqu’une commission de l’Association européenne d’athlétisme (EAA) vient de présenter une recommandation en ce sens qui a fait beaucoup de bruit, mais dont on a peu parlé en Amérique. On y propose d’effacer du livre des records d’Europe tous ceux sur lesquels planent des doutes. Ceux datant des années 1980, alors que les entraîneurs des pays du bloc soviétique dopaient à leur insu plusieurs de leurs athlètes, apparaissent en tête de liste. On a l’impression de revivre la même tragédie avec l’athlétisme russe présentement. Comme quoi l’Histoire ne permet pas toujours à l’Homme d’apprendre de ses erreurs.

Selon le document de travail de l’EAA, tous les records réalisés par des athlètes n’ayant pas été régulièrement testés dans les mois précédant leurs exploits ou avant une date qui reste encore à être définie seraient inscrits dans la catégorie « anciens records d’Europe ». Cette date serait probablement fixée à 2005, car c’est à partir de ce moment que la Fédération internationale d’athlétisme (IAAF) a commencé à conserver les échantillons d’urine des athlètes testés. Si tel est le cas, les records réalisés avant 2005 seraient effacés du nouveau livre des meilleures performances européennes.

Le président de l’EAA, Svein Arne Hansen, a admis qu’il s’agissait d’une solution radicale, mais qu’il était temps de redonner à l’athlétisme européen toute sa crédibilité. Cette proposition doit maintenant être présentée et étudiée lors de la réunion du conseil de l’IAAF en août prochain.

Il y a de très fortes chances pour qu’elle soit adoptée puisque le président de l’organisation mondiale qui régit l’athlétisme, Sebastian Coe, a donné son accord. Il a précisé que c’était une manière forte, mais nécessaire pour faire un grand ménage. Cela donnerait également une plus grande crédibilité aux systèmes de lutte antidopage des récentes années. Coe a terminé en mentionnant que si ce ménage se faisait de façon structurée, les athlètes comprendraient.

Rien n’est moins sûr. L’idée d’éliminer de multiples records enregistrés avant une certaine date a suscité un véritable tollé de la part d’anciens athlètes. Surtout ceux possédant un record qui serait étiqueté comme « ancien record d’Europe » avec tous les sous-entendus que cela laisse supposer.

Paula RadcliffeLa marathonienne Paula Radcliffe fut celle qui a tenu les propos les plus véhéments, accusant les autorités de l’IAAF et l’EEA de carrément laisser tomber les athlètes. La Britannique détient toujours le record du monde féminin sur cette distance depuis 2003 (2:15:25), une marque qui passerait à la trappe si on devait remettre les compteurs à zéro à partir de 2005. Pourtant, elle n’a jamais échoué à un seul test antidopage.

Sur son compte Twitter, Radcliffe a écrit qu’elle se sentait blessée et que sa réputation et sa dignité étaient souillées. L’autoritarisme des dirigeants de l’EAA est, selon elle, un acte de lâcheté puisqu’il est plus facile de tout jeter à la poubelle que de mener de véritables enquêtes sur les tricheurs. Elle se dit dégoûtée de se voir éventuellement privée de son record alors qu’elle est complètement propre.

Il est là le danger. Pour effacer les records douteux de certains tricheurs, on brise la réputation et la fierté d’athlètes qui ont eu le malheureux hasard de concourir lors d’une période noire de l’athlétisme.

La suite des choses s’annonce intéressante. Si cette proposition est adoptée, les fédérations des autres continents feront probablement le même exercice d’introspection. Après tout, les années 1980-1990 ne furent guère plus glorieuses en Amérique du Nord. Ben Johnson, ça vous dit quelque chose? Et Florence Griffith-Joyner? Les records aux 100 et 200 mètres de cette femme décédée soudainement à 38 ans en raison d’un abus de produits dopants sont encore inatteignables malgré les années qui passent, les techniques d’entraînement qui s’affinent et la nutrition qui s’améliore.

La solution idéale n’est pas simple. Mais il est vrai que pour bien marquer le début d’une nouvelle ère de l’athlétisme, un remède de cheval doit être administré. C’est ce que se prépare à faire l’Europe, au détriment de grands athlètes qui, même s’ils n’ont jamais utilisé de produits interdits, verront à jamais leurs réputations entachées.

C’est malheureux, mais nécessaire. Car que valent les records si personne n’y croit?