Vendredi, de tristes souvenirs reviendront hanter Lucian Bute. Il y aura cinq mois, jour pour jour, Bute, qui surfait sur une carrière sans tumulte, mangeait la raclée de sa carrière contre Carl Froch, en Angleterre. Une défaite humiliante et difficile à avaler pour un athlète droit et fier comme le Roumain.

Comment se sent-il en ce moment? Est-il parvenu à faire un grand ménage dans sa tête? A-t-il chassé le terrible doute que Froch lui a enfoncé dans le coeur et dans la tête? Il est le seul à pouvoir le dire. Même l'entraîneur Stéphan Larouche, qui le connaît comme le fond de sa poche, n'en sait trop rien parce qu'il n'habite pas le corps du boxeur de 32 ans. Pour le rassurer, Bute pourrait lui répéter des dizaines de fois que tout va bien. Si ce n'était pas vraiment le cas, il lui mentirait, soit pour le rassurer, soit pour se convaincre que l'horreur est derrière lui.

Depuis cette défaite crève-coeur, on a beaucoup travaillé sur l'aspect mental du champion déchu. On lui a même dit que ce revers pourrait servir à quelque chose, après tout. Il pourrait lui permettre d'écrire une autre belle histoire. Celle d'un athlète qui a piqué du nez et qui s'est relevé pour redevenir le champion qu'il était. C'est le genre d'événement que les Québécois aiment voir. Ils apprécient habituellement qu'un des leurs fouille au fond de lui-même pour triompher à nouveau.

«C'est une histoire qui serait peut-être meilleure que celle qu'on aurait pu écrire s'il était resté champion, affirme Jean Bédard, président d'InterBox. On ne fera pas semblant qu'il ne s'est rien passé. Lucian a mangé toute une volée. On peut en analyser les conséquences de deux manières. On peut dire qu'on est dans la merde et qu'on s'éteint tout le monde ensemble. On peut aussi puiser au plus profond de nos énergies pour relancer la machine.»

On tente actuellement de recréer l'ambiance qui régnait à l'époque où l'entourage de Bute vivait constamment dans la crainte de le voir perdre. C'était en 2007 alors qu'il avançait vers le titre mondial.

«Il ne pouvait pas se permettre de perdre, rappelle celui qui signe ses chèques. J'étais incapable de m'asseoir près du ring tellement j'avais peur de le voir perdre. On veut faire revivre cette crainte-là. Bien sûr, on ne repart pas de zéro. On a descendu quelques marches qu'on va remonter une à une, progressivement, sans courir.»

L'une de ces marches sera gravie, espère-t-on, le 3 novembre contre le Russe Denis Grachev, invaincu en 13 combats. Grachev vient de battre Ismayl Syllakh, invaincu jusque-là lui aussi, qui était considéré comme une vedette montante. On tenait à ce que Bute soit opposé à un cogneur dangereux afin qu'on obtienne des réponses aux questions que sa dégelée contre Froch a générées. Un combat facile n'aurait rien donné puisqu'il aurait pu se présenter plus tard contre Froch avec encore un brin d'inquiétude en tête.

Le doute sera peut-être son plus sérieux rival contre Grachev. Faudrait pas que le Russe l'ébranle avec deux ou trois bonnes taloches dès le départ pour que le mauvais souvenir de l'Angleterre le gèle sur place.

Bédard a confiance. Il souligne que son poulain a vécu une situation quasi similaire à l'occasion de son premier combat contre Librado Andrade. Bute a manqué d'énergie au 12e round. Ses jambes ne le portaient plus quand la cloche a sonné. Par la suite, il n'a jamais cessé de réclamer un autre combat contre Andrade. Un doute l'avait envahi. Avait-il suffisamment d'énergie pour livrer des combats jusqu'à la limite? Il fallait qu'il en ait le coeur net.

«On voulait passer à autre chose, mentionne Bédard. Nous avions des offres pour des combats intéressants, mais Lucian ne voulait pas les entendre. Quand j'ai insisté là-dessus, il m'a avoué en pleurant qu'il pensait à Andrade chaque matin au réveil. Il apercevait Andrade quand il frappait sur le sac de sable. Dans les circonstances, il ne voyait pas comment il pouvait se motiver pour affronter un autre adversaire que lui. Il s'était passé quelque chose dans le ring qui n'aurait jamais dû se produire et c'était important pour lui de tirer les choses au clair.»

S'il parvient à écarter Grachev de sa route, il ressentira peut-être la même urgence d'éliminer les facteurs négatifs qui lui ont fait quitter l'Angleterre dans le statut d'un monument déboulonné de son socle.

«Ce soir-là, il a mal réagi, ajoute Bédard. Lucian est triste autant pour lui que pour son public. Il y a une seule façon pour lui de s'amender. S'il veut retourner là où il était dans sa carrière, il doit d'abord gagner le 3 novembre. Il ne peut pas songer à un autre boxeur que Grachev en ce moment. Sa carrière passe par Grachev. Ou ça passe, ou ça casse.»

Pas de lendemain

On ne joue pas avec les mots chez InterBox. Ce combat est d'une grande signification pour Bute et pour l'entreprise. Sans champion, sans ce pur-sang qui a constitué le pain et le beurre de la compagnie depuis la retraite d'Éric Lucas, qui sait ce qu'il adviendra des deux?

On ne croit pas que Bute s'accrocherait à la boxe en livrant des combats de second ordre. Simple question de fierté. Faut dire que le Roumain n'est pas le type de boxeur, détenteur d'un secondaire 2, sans le sou et mal préparé pour une retraite hâtive. Il détient une maîtrise en marketing. Un athlète intelligent, il a bien géré ses finances. Il pourrait facilement s'orienter ailleurs.

Pour InterBox, cela ne serait pas évident. «Chez Sportscene, on est arrivé dans la boxe par défaut, raconte son président. Nous n'avions jamais pensé nous retrouver dans la boxe à gérer des combats de championnats du monde (ceux de Dorin, Diaconu, Lucas et Bute) et à négocier des ententes avec HBO et Showtime. Pour nous, comme je le dis souvent, cela représente 10% de nos revenus et 90% de nos problèmes. La raison d'être d'InterBox était de générer des revenus pour les Cages au sport et c'est encore vrai.»

Par l'entremise des combats de Bute, InterBox a établi de solides contacts avec le promoteur le plus important, Top Rank, en plus de côtoyer les gens de HBO, de Showtime et du UFC.

L'entreprise pourrait présenter des événements majeurs à Montréal et au Québec, ce qui pourrait lui valoir de nouvelles sources de revenus. Faut dire que les Cages au sport souffrent de la période de déprime que le lock-out de la Ligue nationale a créée. Jean Pascal ne s'est pas battu depuis plus d'un an, Georges St-Pierre a été sur le carreau durant plusieurs mois et Lucian Bute ne s'est battu qu'une fois en 2012. Bref, l'engouement pour le sport traverse une mauvaise passe au Québec.

«Quand il n'y a pas de hockey et qu'Adonis Stevenson se bat un vendredi soir, je pourrais remercier Yvon Michel tous les jours, ajoute Bédard. J'ai tout intérêt à ce que le groupe Gym organise des galas. Somme toute, nous allons continuer d'exister si jamais quelque chose de fâcheux survient dans le cas de Lucian. Peut-être qu'on supporterait de nouvelles propriétés sportives. Des promoteurs pourraient nous demander de présenter des combats majeurs à Montréal. Ils savent que nous faisons bien les choses. Dans les circonstances, pourquoi ne choisiraient-ils pas Montréal au lieu de Las Vegas?»

Une question de vie ou de mort

Bute ne pense pas du tout à Carl Froch en ce moment. La prolongation de sa carrière passe par Grachev. Il sait que son prochain combat est une question de vie ou de mort pour lui. Stéphan Larouche le lui rappelle souvent. S'il ne triomphe pas de Grachev d'une façon décisive, il peut oublier la suite des choses.

Bute a la réputation d'un boxeur trop doux, trop poli. Durant les présentations qui ont précédé son combat contre Froch, on l'a vu applaudir son rival pendant de longues secondes, les deux gants en l'air. Il avait devant lui un adversaire qui rêvait de le détruire et Bute lui faisait des gentillesses. Dorénavant, on veut le voir se battre avec hargne. Quand on joue sa peau, les courbettes ne sont pas une bonne idée.

Son attitude a beaucoup étonné Bédard ce soir-là. «On a jasé de ça avec lui, admet-il. Lucian est trop bon avec tout le monde. Il y a toujours beaucoup de gens autour de lui : les Roumains, les oncles, les tantes, les amis. Il doit prendre ses distances avec eux. Lucian est un garçon qui veut faire plaisir à tout le monde jusqu'à la dernière minute. Il devra dorénavant porter toute son attention sur ses combats. Il gagnait avec élégance, mais il ne peut plus se comporter de cette façon. La bonne nouvelle, c'est qu'il est convaincu que cette défaite va faire de lui un meilleur boxeur. Il le croit vraiment.»

Son prochain combat lui ouvrira des portes ou placera le petit groupe d'InterBox dans une position précaire. Comme c'est fréquent à la boxe, sa défaite lui a fait perdre des admirateurs. On sent qu'il y a beaucoup de sceptiques à son sujet. Jusqu'ici, moins de 7 000 billets ont été vendus pour un combat qui pourrait être sans lendemain.

Jean Bédard y va d'une dernière remarque plutôt optimiste. «Je pense que Grachev est mieux d'être prêt. Lucian a quelque chose sur le coeur et selon moi, ça va sortir.»

Restons prudents. La boxe n'offre jamais de garantie. Certains soirs, il faut beaucoup plus que des bonnes intentions pour gagner. Il faut avoir l'instinct du tueur. Il faut une énorme confiance en soi. Sans ces deux aspects contre Grachev, Bute pourrait disparaître de la carte sportive montréalaise plus tôt que prévu.