COLLABORATION SPÉCIALE

Ce n’est pas vrai. Pas déjà, Guy. Certes, on appréhendait cette bien triste nouvelle tout en souhaitant égoïstement ne jamais avoir à se priver de ta colossale présence. Compte tenu de ton impénétrable force de la nature, on souhaitait pouvoir te garder encore longtemps parmi nous. Dans le plus merveilleux des scénarios, on imaginait assister à ta sortie du cabinet du médecin sans aucune trace de ce fichu cancer, triomphant comme tu l’étais quand tu charriais, la couette au vent et les patins aux fesses, ton équipe et tout le Québec vers une coupe Stanley.

Aujourd’hui, ce Québec que tu as si souvent enflammé est orphelin. Il te pleure. Il a mal. Je l’avoue, j’ai mal moi aussi. Je revis tous ces matchs de la passerelle quand je cessais à tout coup d’écrire pour mieux profiter de tes présences sur la glace. Je pense à toutes les magnifiques histoires que la presse sportive a pu écrire grâce à ton talent de surdoué et à ton flair inné pour le spectacle. Grâce aussi à ta légendaire générosité envers des gens que tu ne connaissais parfois ni d’Ève ni d’Adam.

Quand on avait besoin de toi pour insuffler du courage à ceux qui peinaient dans la maladie, et qui auraient lâché prise si tu n’avais pas fait une courte mais chaleureuse incursion dans leur vie, tu étais toujours là. Par ta seule présence, par ton magnétisme et ta bonhommie, tu leur remontais le moral en moins de deux. Si tu en as réconforté plusieurs dans leur fin de vie, on te l’a bien rendu au cours des derniers mois.

C’est le Québec, le Canada et tous ces endroits où le hockey est essentiel qui t’ont accompagné dans ton propre calvaire. Tu n’as jamais été seul. Chaque jour, on prenait de tes nouvelles. On priait pour toi parce qu’on n’imaginait pas la vie sans un athlète de ta prestance parmi nous.

Tu n’étais pas qu’un patineur excitant. Tu n’étais pas qu’un virtuose aux mains agiles pouvant virevolter de gauche à droite sans jamais échapper la rondelle. Tu étais comme l’artiste qui garde son public en haleine. Tu étais Guy Lafleur. Comme si la simple évocation de ton nom était synonyme de moments grandioses.

Tu as offert aux gens ce qu’ils attendaient d’un athlète honnête. Quand tu sautais sur la glace, il y avait toujours un espoir quelconque. Avec ton départ, c’est comme s’il n’y avait plus de grandes histoires à raconter. Par tes prouesses répétées, c’est toi qui pouvais le mieux nous les relater.

Quand des coéquipiers étaient mieux payés que toi, à une époque où tu représentais la première carte d’attraction de la ligue, cela ne t’a jamais empêché d’y aller à fond de train pour que le Canadien, lui, continue de trôner au sommet. Sans aucune gêne, on t’a mal rémunéré. Pour y remédier, tu as même dû forcer la main des patrons en devenant l’unique Glorieux à menacer l’organisation d’une grève. Fallait-il qu’ils te fassent la sourde oreille pour que tu en arrives là.

Durant les séries de 1976, après une campagne de 56 buts, tu as joué sous escorte policière parce qu’un groupe mystérieux menaçait de t’enlever et d’exiger une rançon d’un million de dollars. Loin de t’affoler, tu as eu ce trait d’esprit à l’endroit de ceux qui planifiaient ce mauvais coup: «J’ai un certain respect pour ces gens-là, as-tu dit, l’oeil moqueur. Ils m’évaluent plus cher que le Canadien».

Tu n’as jamais été capitaine, même si tu étais fidèlement aux commandes du navire. Malgré tout, on t’a fait faire la plus embarrassante des sorties. Comment expliquer que tu aies joué à peine 14 saisons dans cet uniforme que tu as tant aimé alors que tu avais encore de l’énergie dans le réservoir à ton retour quatre ans plus tard? Bien sûr, on t’avait offert un bureau au deuxième étage du vétuste Forum. Tu avais cru naïvement qu’on te consulterait sur des dossiers de hockey, mais on ne t’avait rien demandé.

Dans le rôle d’ambassadeur, que tu as occupé jusqu’à ton dernier souffle, tu n’as guère mieux accepté la défaite. Tu as parlé fort certains jours. Tu as critiqué l’inertie de la direction quand rien ne bougeait pour la peine. Tu ne t’es pas privé de faire des remontrances aux joueurs qui ne saignaient pas du nez pour l’équipe. Tu restais droit comme un chêne parce que tu n’as jamais été autre chose qu’un être d’une grande intégrité. Tu regardais la vie en face, comme tu regardais tes interlocuteurs droit dans les yeux quand tu leur adressais la parole.

Bien sûr, tu n’as pas toujours mené une vie rangée. À 27 ou 28 ans, après avoir réalisé que tu n’avais pas eu une enfance comme celle des jeunes de ton âge et encore moins une adolescence, après t’être soumis à une discipline rigide dans le but de devenir le meilleur de tous, tu as commencé à t’offrir des libertés. Ta vie nocturne a été bien documentée. Elle t’a permis d’évacuer toute la pression qui te tenaillait. Une pression qui t’obligeait à toujours être meilleur pour faire gagner une formation pourtant bondée de coéquipiers super talentueux.

Malgré tout, dans ces moments d’égarement, tu répondais présent le lendemain. Tu n’étais pas toujours frais comme une rose à l’entraînement, mais tu y laissais néanmoins toutes tes énergies. Et à l’heure des matchs, on ne se demandait jamais si tu avais festoyé la veille. On n’avait pas à s’interroger là-dessus parce que rien n’y paraissait.

On t’a pardonné beaucoup de choses, Guy, parce que tu nous as toujours tout donné. Tu as aimé le monde. Tu n’as jamais effectué de sorties côté jardin pour éviter de griffonner un autographe. J’ai en mémoire un souper pour les démunis organisé par une église de Longueuil à quelques jours de Noël. En compagnie de plusieurs personnalités sportives, tu as servi les repas à ces gens-là. Une fois la soirée terminée, les personnalités ont quitté. Toi, tu es resté assis à une table dans le hall d’entrée de l’édifice pour signer des autographes jusqu’à ce que le dernier admirateur ait été servi. Ces fans d’une grande fidélité n’étaient probablement jamais allés au Forum. Ils n’en avaient pas les moyens, mais ils savaient tous qui tu étais, Guy. Ils t’appelaient par ton prénom, comme s’ils t’avaient toujours fréquenté.

Ces gens-là, en tripotant le bout de papier que tu leur as signé ce soir-là, te pleurent aujourd’hui.

On te pleure tous, Flower.