Il y a très peu de villes dans la Ligue nationale où le public et les médias peuvent exercer une pression soutenue sur une organisation dans le but d'influencer sa décision avant une séance de repêchage amateur. On voit cela assurément à Montréal. À Toronto, peut-être, à l'occasion. Ailleurs, on se contente d'attendre les résultats de l'encan. Ici, on réagit fortement et avec émotion quand la possibilité de repêcher un Québécois se présente.

N'allez pas croire que dans les hautes sphères du Centre Bell on n'entend pas les échos qui viennent de la rue. Ce genre de revendication ne peut pas être continuellement ignoré, surtout quand les joueurs francophones dans l'uniforme du Canadien ne se comptent pas sur les doigts de la main. De quoi créer un certain malaise au sein d'une organisation longtemps reconnue comme des Flying Frenchmen.

En 2009, le public présent dans le Centre Bell à l'occasion de la séance amateur scandait « Louis, Louis, Louis », comme si Louis Leblanc pouvait à lui seul replacer le Canadien sur le chemin de quelques championnats. On avait soif d'une vedette locale francophone et les dirigeants de l'organisation ont voulu faire une fleur à une clientèle reconnue pour son indéfectible fidélité. Malheureusement, l'affaire a mal tourné. Leur premier choix s'est porté sur Leblanc avec le résultat que l'on sait. Six ans plus tard, après avoir donné au Canadien cinq buts en 50 matchs, Leblanc, qui a été également rejeté par Anaheim, se cherche du travail en Europe.

Une situation similaire s'est présentée en 2005. Comme mon collègue du RDS.ca Éric Leblanc vous l'a raconté en détails il y a deux jours, le Canadien s'apprêtait à commettre une autre gaffe majeure en voulant jeter son dévolu sur un autre joueur francophone. Heureusement, le Wild du Minnesota lui a passé sous le nez le joueur qu'il convoitait, Benoit Pouliot, qui n'a jamais répondu aux très fortes attentes que son talent naturel avait créées.

Pouliot répondait parfaitement aux critères d'un joueur comme on les aime à Montréal : costaud, possédant de bonnes mains, promis à un brillant avenir et s'exprimant dans la langue du peuple. On lui accordait des chances d'être réclamé au second rang cette année-là. Certains recruteurs avaient même osé établir des comparaisons entre Vincent Lecavalier et lui. Rien de moins.

C'était un incontournable pour Trevor Timmins qui est le dernier homme à pouvoir influencer son directeur général à l'heure du repêchage. Or, il s'est fait battre de vitesse par le Wild. Heureusement pour le Canadien, le plan B de Timmins a été nettement supérieur à son plan A. Il a été si crucial pour l'avenir de l'organisation que l'acquisition de Carey Price mériterait de lui valoir un job à vie au Centre Bell.

Pourtant, sa décision de réclamer Price avait fait sursauter la planète hockey. Les observateurs ne comprenaient pas qu'on puisse s'intéresser à un gardien de but alors que le Canadien avait des besoins beaucoup plus pressants à d'autres positions, notamment au centre et à la ligne bleue. Jose Théodore, à 29 ans, avait déjà un trophée Vézina et un trophée Hart dans sa besace. Il n'y avait donc aucune urgence à lui désigner un successeur.

Qui sait, peut-être que les problèmes de certains membres de la famille Théodore avec la justice ont rendu frileux Bob Gainey et le président de l'époque, Pierre Boivin. Au sein d'une équipe comme le Canadien, constamment épiée par une horde de journalistes, une situation comme celle-là pouvait facilement devenir une source de distraction. Cette hypothèse a été renforcée quand le Canadien a envoyé Théodore au Colorado huit mois plus tard. Même si Price était déjà identifié comme le successeur éventuel de Théo, on n'a même pas attenu qu'il complète son développement avant de procéder à cette transaction.

Toute la différence du monde

Quand on y pense, la présence de Carey Price au sein du Canadien est la conséquence d'un énorme coup de chance. Qui serait le gardien numéro un de l'équipe aujourd'hui si on lui avait préféré un autre joueur? Au cours des 10 dernières années, outre Price, huit gardiens se sont succédés à Montréal, dont Théodore, Cristobal Huet, David Aebischer, Jaroslav Halak, Peter Budaj et Dustin Tokarski.

Le seul qui soit toujours un gardien d'impact est Halak, mais entre vous et moi, entre Price et lui, ce serait si facile de trancher. La soirée de remise des trophées à Las Vegas, hier soir, en a fourni une preuve éclatante. En mettant la main sur les trophées Vézina, Hart et Lindsay, Price est officiellement devenu un premier de classe. Cela signifie qu'il a battu clairement les 29 autres gardiens numéro un de la ligue.

Price a été le choix de première ronde le plus important chez le Canadien depuis Guy Lafleur. Il est d'ailleurs le premier joueur depuis Lafleur en 1977 à rafler quatre trophées la même année, si on tient compte du trophée Bill-Jennings qu'il partage avec Corey Crawford, des Blackhawks de Chicago. Il y a 38 ans, Lafleur avait emmagasiné les trophées Art-Ross (champion marqueur), Hart, Ted-Lindsay et Conn-Smythe.

À 27 ans, Price est en train d'écrire son propre chapitre dans l'histoire glorieuse du Canadien. Quand même réconfortant de réaliser qu'un athlète sérieux, avec une mentalité de gagnant, puisse encore espérer faire sa niche parmi les plus grands Glorieux. Il est à une coupe Stanley près de se hisser parmi les immortels de l'organisation.

Pourtant, Price a bien failli ne jamais avoir cette chance. En 2009, Bob Gainey avait conclu une transaction avec le Lightning de Tampa Bay qui lui aurait permis de faire l'acquisition de Vincent Lecavalier qui venait de connaître une saison de 40 buts et de 92 points. Gainey aurait cédé Price, P.K. Subban, Tomas Plekanec et un choix de première ronde pour acquérir un joueur de centre qu'on comparait à Jean Béliveau. La transaction a avorté quand, à la toute dernière minute, les propriétaires du Lightning n'ont pu se résigner à laisser partir leur joueur de concession.

Où serait Tampa aujourd'hui avec Price et Subban? Et on n'ose pas s'interroger sur le sort que le Canadien aurait connu sans ses deux grandes vedettes et avec Lecavalier qui n'a plus jamais obtenu 70 points par saison à partir de ce moment.

Price célèbre présentement le 10e anniversaire de son entrée au sein du Canadien en croulant sous les trophées les plus prestigieux qu'on puisse trouver. Il avait fière allure le grand gars d'Anahim Lake en paradant la tête bien haute dans la capitale du divertissement. Dans une salle réunissant tout le gratin du hockey, rarement a-t-on entendu le nom du Canadien être prononcé aussi souvent pour les bonnes raisons.

Price est le porte-étendard, le capitaine, le recordman et la marque de prestige d'une organisation qui en a pourtant vu bien d'autres dans sa riche histoire.

Dire qu'il s'en est fallu de très peu pour qu'il réussisse ses exploits ailleurs.