Si, après avoir failli l'envoyer dans l'autre monde à la suite d'une bévue médicale, les médecins de l'hôpital Général d'Ottawa avaient suggéré à Jacques Demers un oasis calme et serein pour sa convalescence, ils n'auraient pas pu lui conseiller un meilleur endroit que sa propre maison.

L'ancien entraîneur devenu sénateur habite une résidence de prestige adossée au club de golf Le Falcon dans un secteur cossu de Hudson. Tout y est calme, propice à la détente et au repos.

À l'intérieur de la résidence, pendant les 90 minutes que j'ai passées en sa compagnie, pas le moindre bruit, pas de musique ambiante, rien. Qu'un silence apaisant brisé de temps à autre par des messages téléphoniques de vieilles connaissances et d'amis proches qui continuent d'appeler pour prendre de ses nouvelles.

Il dit avoir été particulièrement touché par le coup de fil de Jean Béliveau qui a connu sa part de problèmes de santé, lui aussi. Dans les premières semaines, les grands patrons de RDS, Gerry Frappier et Domenic Vannelli, l'ont appelé régulièrement pour l'encourager.

La maison est vaste et bien décorée. Autour de lui, trois jeunes chiens lui tiennent compagnie, surtout quand Debbie doit s'absenter. Ils le frôlent, le collent et prennent place à ses côtés à l'occasion. Un bulldog français, très noir et un brin menaçant, un chiwawa et un poodle répondent à la moindre directive de leur maître.

Ce sont des animaux de compagnie qui aident habituellement Debbie à combler les nombreuses absences de son époux. Cet été, par la force des choses, le coach et les trois petites bêtes ont eu pleinement le temps de s'apprivoiser mutuellement.

À l'étage supérieur, la salle de télévision est son refuge. C'est son panthéon, un endroit chaleureux qui témoigne des grands moments de sa carrière. Partout sur les murs sont accrochées des toiles et des photos de l'ex-entraîneur en compagnie de diverses personnalités. Trois d'entre elles sont consacrées à l'athlète qui lui a procuré sa seule bague de la coupe Stanley, Patrick Roy.

Une photo représente son idole de toujours, Henri Richard. Une autre avec Céline Dion prise à Tampa, une toile de l'artiste Michel Lapensée qui résume toute sa carrière et une photo à laquelle il est très attaché où on le voit en compagnie de Pat Burns, de Michel Bergeron et de Scotty Bowman.

Dans la cour arrière, on a érigé un étang dans lequel s'activent une soixantaine de poissons rouges. Les deux plus costauds ont hérité des surnoms de Moose et de Shaq, ce dernier en l'honneur de l'étoile du basketball américain Shaquille O'Neal.

Le quartier est paisible. Demers y prend quotidiennement des marches de 45 minutes pour refaire ses forces et pour réfléchir à tout ce qui lui est arrivé. Durant la seconde opération et les 48 heures cruciales qui ont suivi, son existence s'est balancée sur le dessus d'une clôture. D'un côté, la vie. De l'autre la mort. Il s'en est fallu de si peu pour qu'il tombe du mauvais bord.

Cette malchance l'a marqué, on peut le comprendre. Il avoue ne plus être le même homme. En prenant l'air, il remarque des choses qu'il n'avait jamais pris le temps d'observer. Les arbres, les fleurs, le gazon, tout lui paraît si beau quand il les regarde avec ses yeux de survivant.

«Ça peut paraître insignifiant de parler de la beauté du paysage, mais j'apprécie d'être sur terre. C'est quelque chose de réaliser ça», dit-il.

Tout un choc

Il n'a pas toujours vu le beau côté des choses, cependant.

«Quand je suis revenu à la maison et que je me suis aperçu dans le miroir, j'ai beaucoup pleuré, avoue-t-il. À l'hôpital, je n'avais jamais eu le réflexe de me regarder dans une glace. J'avais vieilli; c'était un choc. C'est aussi à la maison que j'ai regardé ma plaie ouverte pour la première fois. J'étais dévasté. Ce n'était pas beau à voir. J'ai eu beaucoup de mal à accepter ma condition. Heureusement, l'infirmière qui continue de me visiter chaque matin a été d'un grand support moral».

Jacques Demers ne veut pas revenir sur l'erreur médicale dont il a été victime et que l'hôpital a d'ailleurs reconnue publiquement. On lui a conseillé de ne plus rien dire là-dessus pendant qu'un avocat étudie la possibilité d'un recours contre l'institut hospitalier. S'il pouvait en jaser librement, on comprendrait mieux ce qu'on lui a fait subir inutilement. Il préfère parler de sa seconde chance dont il entend profiter pleinement.

Il a perdu 43 livres et en a regagné quatre. Il promet de surveiller son alimentation et de ne plus jamais malmener le pèse-personne comme il l'a fait si souvent en se prêtant à des excès de table répétés. Il n'a pas bu une goutte d'alcool depuis son tragique séjour à l'hôpital, lui dont la cave à vin pourrait remplir l'étang de sa cour arrière. Pas le goût, tout simplement. De toute façon, son estomac ne le prendrait pas.

«Je me considère très chanceux que Dieu m'ait accordé cette seconde chance, lance-t-il. Je vois la vie d'un autre angle. J'étais un hyperactif. Je n'ai jamais été aussi calme, aussi patient. Depuis 17 ans, j'ai vécu une aventure formidable. Il m'est arrivé plein de choses captivantes. Je réalise que j'aurais pu perdre tout cela du jour au lendemain. Tu deviens humble quand une chose comme celle-là t'arrive. Tu te sens bien petit. Et dire que je croyais que c'était la fin du monde quand je me faisais congédier dans le hockey. À 66 ans, je suis juste content d'être là.»

Il ne revient pas sur l'enfer qu'on lui a fait subir. Il préfère parler du médecin qui lui a sauvé la vie, une réaction typique de Demers.

«Durant les 48 heures critiques qui ont suivi la seconde opération, je me suis battu comme jamais je ne m'étais battu dans ma vie, précise-t-il. Je crois que mon passé m'a aidé à traverser l'épreuve. Très jeune, j'ai eu la douleur de voir mourir mon père et ma mère. J'ai dû apprendre à survivre. Je crois vraiment que j'ai hérité du coeur de ma mère. C'était une battante. Elle a traversé l'enfer, elle aussi. Elle n'a jamais baissé les bras. Personnellement, je me suis bagarré pour faire ma place dans la vie. Récemment, j'en ai fait autant pour survivre.»

Même s'il s'est trouvé vieux et amaigri devant le miroir, il affirme qu'il n'a jamais douté qu'il s'en sortirait. Au début, il devait se déplacer avec une canne parce que la moindre chute aurait pu lui être fatale. Fier de sa personne, il a trouvé cela humiliant.

Des liens resserrés

Trois de ses quatre enfants, âgés de 28 à 40 ans, vivent aux États-Unis près de leur mère. Il est huit fois grand-père. Ça faisait beaucoup de monde à réconforter au plus fort de sa phase critique.

Debbie parlait quotidiennement aux enfants. Ses deux soeurs et son frère se sont soutenus dans l'épreuve.

Demers est l'homme fort de la famille. C'est leur vedette, leur héros populaire. Jamais il ne leur était venu à l'esprit que tout ce qu'il leur fait vivre depuis nombre d'années pouvait prendre fin aussi abruptement.

«C'est drôle à dire, mais nous avons réalisé à quel point nous étions importants l'un pour l'autre, mentionne-t-il. Cela nous a rapprochés davantage, les enfants, mes soeurs et mon frère. Quand j'ai eu 66 ans, il y a deux semaines, on a fêté ça ensemble. D'habitude, c'est un geste qu'on posait uniquement quand on soulignait un chiffre rond, à 40 ans, à 50 ans ou à 60 ans.»

Il est passé si près de ne plus revoir personne. Durant une de ses nombreuses périodes de réflexion, il lui est arrivé de se demander ce qu'aurait été la vie de Debbie s'il n'avait pas survécu. Debbie qu'il a souvent vu à la sauvette entre ses nombreux déplacements d'entraîneur de hockey, de conférencier à travers le Québec et le Canada, d'analyste à la radio et à la télé ou de joueur de golf. Aujourd'hui, il est davantage à son écoute. Il précise qu'ils ont maintenant d'intéressants tête-à-tête.

Cette erreur médicale a bien failli le tuer. Même s'il est encore relativement faible, il se sent revivre petit à petit. Faut-il qu'il ait le sentiment de revenir de loin quand un homme comme lui s'arrête pour apprécier la beauté des fleurs.

«Je fais confiance à la suite des choses, dit-il. Le docteur David Mulder (médecin attitré du Canadien) a pris mon dossier médical en main. Tout ce qu'il me suggère de faire, je le fais.»

On peut faire confiance à l'éminent chirurgien pour veiller sur l'un des plus illustres anciens Canadiens, le dernier à avoir paradé en ville avec la coupe.