Le quotidien The Gazette vient de perdre son joueur de concession. Comme toute équipe qui voit partir un joueur étoile, les effets du départ de l'indestructible et talentueux Red Fisher, le plus récent retraité du milieu, seront ressentis pendant longtemps dans son journal.

À l'aube de ses 86 ans, mon distingué collègue part les épaules courbées, mais la tête bien droite. Red a toujours été un homme d'une grande fierté. Il était fier de pratiquer ce métier, fier de ses accomplissements, fier de trôner au-dessus de la mêlée et disons-le fier d'être le membre le plus illustre d'une presse sportive qui a beaucoup changé au fil des ans.

Red, lui, n'a pas vraiment changé. Il s'était créé un style qu'il a conservé jusqu'au moment de ranger un ordinateur rempli de primeurs et d'histoires comme lui seul pouvait en écrire. Il affirme humblement son intention de l'acheter afin de pouvoir le ranger dans sa boîte à souvenirs. On peut présumer que ses patrons lui en feront cadeau, car personne dans la salle de rédaction à The Gazette ne voudrait hériter d'un outil de travail qui a permis à cette bête du journalisme sportif de devenir un monument.

Il faisait son âge physiquement, mais sa plume traduisait une fluidité et une vivacité qu'on pouvait tous lui envier. Comment pouvait-il, à 85 ans, jouir encore d'une telle facilité d'écriture? Je me le suis souvent demandé quand, au lendemain d'un match Blue Jacket-Canadien, il trouvait le moyen de tirer un angle intéressant d'un spectacle ennuyeux.

Sur la galerie de la presse, il avançait d'un pas lent en donnant l'impression de porter sur ses épaules le poids des 17 coupes Stanley du Canadien dont il a rapporté une à une les prestigieuses conquêtes. Dix-sept coupes sur 24, vous y pensez? Si on considère que le Canadien n'en a gagné que deux au cours des 33 dernières années, ça vous donne une bonne idée du chemin qu'il a parcouru.

Ce n'est pas une fleur que je lui lance quand j'affirme que pas un seul chroniqueur de hockey n'a couvert--ou ne couvrira dans l'avenir--le Canadien comme il l'a fait. Il avait plus de contacts dans les cercles du hockey que ses collègues actuels n'en auront jamais.

Quand j'ai commencé dans ce métier, Jacques Beauchamp et lui formaient un duo contre lequel l'ensemble de la presse sportive ne pouvait rivaliser. Beauchamp avait l'oreille des joueurs et Red celle des dirigeants. Beauchamp était le roi dans les quotidiens du matin et Fisher brillait au Montreal Star, un journal d'après-midi. Ils n'étaient pas des compétiteurs. Ils n'avaient pas le même public. Quand il leur arrivait de travailler sur la même grosse histoire, c'était peine perdue pour les autres. Personne, absolument personne, ne pouvait battre un duo comme celui-là.

Beauchamp parlait à tout le monde. Fisher ne parlait pas aux recrues. Du moins pas avant trois ans. À son troisième camp d'entraînement, Guy Lafleur a été étonné quand Red a demandé à le voir. Il se souvient d'avoir pensé qu'il était arrivé et qu'il allait sûrement devenir une vedette s'il se donnait la peine de réaliser une première entrevue.

Peu de temps après la nomination d'Alain Vigneault à titre d'entraîneur du Canadien, le coach recrue lui a donné un coup de fil de courtoisie en lui proposant une rencontre qui allait leur permettre de faire connaissance. «See you in september», lui a-t-il répondu. Vigneault venait de comprendre à qui il aurait affaire. Ce jour-là, il a réalisé que ses souliers seraient toujours plus petits que ceux du chroniqueur.

Red, c'était Red. Une fois qu'on avait compris cela, on pouvait naviguer autour de lui sans problème. Quelques jeunes journalistes auraient sans doute voulu lui faire un brin de jasette et profiter de sa vaste expérience. Ce n'était pas possible. Fallait d'abord être un nom pour recevoir une salutation de sa part. Un confrère de RDS m'a mentionné en souriant qu'il l'a toujours salué sur la passerelle sans jamais avoir obtenu une réponse. Il se plaisait à le faire tout en sachant que le rituel ne changerait pas.

Cependant, Red pouvait être amical et drôle durant les soupers que nous prenions en sa compagnie sur la route. Nous étions trois jeunes journalistes bleuets, qui avaient difficilement appris l'anglais sur le tas, à se forcer pour lui faire la conversation dans sa langue dans ces moments-là. Nous quittions la table enrichis de quelques histoires savoureuses. Il était d'un commerce si agréable qu'il était assez évident que sa façon de regarder les gens de haut n'était en fait qu'une mascarade. Il s'était forgé une image à laquelle il n'a jamais dérogé.

De tous ceux qui lui ont rendu hommage au cours des derniers jours, de Gary Bettman à Geoff Molson, en passant par Jean Béliveau, Dickie Mooe, Henri Richard, Jacques Demers, Serge Savard et Glen Sather, je retiens le commentaire très à point de George Gillett. «Toute grande communauté a une conscience, a-t-il dit. Je crois que Red, d'une façon très spéciale, a été la conscience du milieu sportif montréalais et des Canadiens en particulier.»

Il y aura un vide dans l'entourage du Canadien à l'occasion du prochain camp d'entraînement. Même s'il ne se laissait pas approcher facilement, on savait qu'il était là tout près, à la fois discret et distant, en train de concocter sa prochaine histoire.

Je le remercie de l'exemple qu'il nous a servi en étant d'un professionnalisme rigoureux durant sa brillante carrière. Il n'est jamais tombé dans la facilité. Il n'a jamais donné suite à une rumeur sans en avoir d'abord vérifié les faits ou la provenance. Il a respecté son métier et ses lecteurs. Ses textes n'ont jamais traduit la fatigue qu'il ressentait sans doute durant les dernières années alors qu'il a soutenu fidèlement sa femme et complice de plus de 60 ans qui est éprouvée par de sérieux problèmes de santé.

Ce sont finalement les nouvelles technologies du métier qui l'ont incité à annoncer sa retraite. Quand il s'est vu menacer d'exercer sa profession une caméra vidéo à la main, il a compris que le temps était venu de passer à autre chose. Comme à la rédaction d'un nouveau livre, par exemple.

D'ici à ce que la saison de hockey reprenne, la direction du Canadien aura sans doute trouvé une façon d'honorer une carrière comme il ne s'en fera plus. S'il y a un salon Jacques Beauchamp au Centre Bell, on ne peut pas passer à côté de La galerie de presse Red Fisher. Après y avoir passé 57 ans à rapporter d'une façon vivante tout qui se passait au niveau de la patinoire, cette passerelle lui appartient d'emblée. Et je ne crois pas me tromper en affirmant qu'il y aura toujours un siège.