Il y a 17 ans aujourd'hui, Jacques Demers contribuait à faire exploser les vitrines du centre-ville en caressant le plus grand exploit de sa longue carrière. Le Canadien, l'équipe de son enfance, venait de remporter la coupe Stanley.

C'était le 9 juin 1993. Cette date est toujours inscrite dans les précieuses annales du Canadien puisque l'exploit n'a plus jamais été répété. Et, ce soir, 17 ans plus tard, on soulignera sa retraite sportive dans le cadre d'une émission de 90 minutes (18h30 à RDS) qui réunira, au restaurant Bleu, Blanc, Rouge de Guy Lafleur, quelques-uns de ses anciens joueurs et de nombreux amis qui lui ont toujours été d'une grande fidélité.

Le 9 juin 1993, Demers se voyait dans le hockey jusqu'à la fin de ses jours. Si on lui avait dit qu'il allait éventuellement mettre un terme à sa carrière pour aller s'asseoir au sénat, après avoir été appelé à servir le pays par le premier ministre du Canada lui-même, il serait tombé en bas de sa coupe Stanley.

Pourtant, c'est ce qui s'est passé. Lui, le plus ancré des anciens Canadiens tourne le dos à près de 100 matchs télévisés par saison pour prendre la route d'Ottawa. Un moment de grande émotion s'il en est un.

Jacques Demers n'a jamais fait les choses à moitié dans sa vie. Il a bien servi le hockey. Après avoir quitté le niveau de la patinoire, il a rempli avec application tous les mandats que lui a confiés le Réseau des sports, et ce, dans le respect des jeunes et des moins jeunes qu'il a côtoyés à la station. Comme on le connaît, il y a de fortes chances que sa voix casse sous les hommages ce soir.

«Ça fait 38 ans que je travaille dans le monde du hockey et des communications, me rappelle-t-il. Les choses n'ont pas toujours été faciles pour moi, mais j'ai vécu des aventures extraordinaires. Il y a deux ans, quand RDS m'a présenté une nouvelle entente de trois ans, j'avais demandé à ce que ce contrat soit plutôt réduit à deux ans. C'est le moment que j'avais personnellement choisi pour m'arrêter et pour jouir davantage de la vie.»

Jouir de la vie, dit-il? Sauter dans sa voiture toutes les semaines pour aller prendre place sur une banquette à Ottawa, après avoir été absent de la maison pendant toutes ces années, c'est probablement la définition qu'il se fait d'une semi-retraite. C'est en accord avec l'image qu'il a toujours projetée, celle d'un homme totalement incapable de s'arrêter.

Sa Debbie, qui continue à l'attendre, m'a déjà dit de son tourbillon de mari qu'il est la personne la plus de bonne humeur qu'elle connaisse tôt le matin. Au lever du soleil, il prend connaissance des journaux. Il écoute les dernières nouvelles à la télé afin de mieux se préparer pour ce qu'il va bientôt raconter à la radio. Il est bien possible que tout cela lui manque avec le temps, mais ça ne l'empêchera jamais de chanter sous la douche, semble-t-il.

«C'est sûr que je ne pourrai jamais oublier tout ça, avoue-t-il. Je suis un homme chanceux. J'ai dirigé des athlètes extraordinaires. J'ai serré la main à des gens que je n'aurais jamais cru rencontrer dans ma vie. J'ai pu créer de grandes amitiés. Il n'y a pas de prix pour ça.»

Il est privilégié, certes, mais il n'a rien volé. On ne lui a pas fait de cadeaux. Tout ce qu'il a obtenu dans la vie, il est allé le chercher en y mettant le temps et l'effort. Il a été pauvre. Il a été maltraité par un père alcoolique qui lui a fait plus mal encore quand il battait sa mère. La vie l'a donc marqué autant qu'elle l'a récompensé.

La route de la gloire

Il est monté dans un camion de Coca-Cola pour pouvoir gagner honorablement sa vie. Il en est redescendu pour emprunter la route de la gloire. D'abord avec les Racers d'Indianapolis pendant deux ans, puis avec les Stingers de Cincinnati pendant une saison avant d'aboutir chez les Nordiques de Québec.

Son cheminement a été ardu. À ses débuts, il s'adressait à ses joueurs dans un anglais primaire. On riait de lui dans le vestiaire parce qu'il ne trouvait pas toujours les mots pour exprimer ce qu'il attendait d'eux. Il a persévéré. Il a marché sur sa fierté. Il s'est accroché à ce métier qui allait devenir sa bouée de sauvetage et qui allait surtout faire mentir un père qui l'avait souvent qualifié de vaurien et d'incapable.

«J'ai dû me faire un nom, me forger une réputation, mentionne-t-il. Entre un métier de chauffeur de camion et mon entrée au sénat, j'ai franchi toutes sortes étapes et je me suis imposé de nombreux sacrifices. Je crois être un travailleur acharné qui n'a jamais craint de foncer et de saisir toutes les occasions qui m'étaient présentées. Dans tout ce que je faisais, je n'étais jamais sûr de moi. Cela m'a bien servi dans un sens, car dans la vie, quand tu es trop certain de tes moyens, tu ne concrétises pas toujours tes ambitions de la bonne manière. J'ai toujours pensé que si je n'effectuais pas bien mon travail, quelqu'un d'autre allait le faire à ma place. Très tôt, j'ai vécu dans l'anxiété et la pauvreté. Cela m'a permis d'aller chercher tout ce que je possède aujourd'hui. Je me suis battu constamment pour ne pas retourner d'où je viens. J'ai foncé sans jamais regarder en arrière.»

Il analyse bien humblement le chemin parcouru. Il n'a besoin de personne pour lui dire qu'il est parti de très loin pour devenir l'un des personnages les plus en vue au Québec et au Canada.

«J'ai gagné une coupe Stanley dans ma cour alors qu'au départ, je n'avais pas le moindre c.v. à présenter dans le hockey. Je n'avais pas joué dans les rangs juniors. Je n'avais jamais été entraîneur dans la Ligue junior majeur du Québec. Sans le moindre curriculum vitae, je réalise qu'il s'agit d'un parcours très particulier. C'est assez évident que si je n'avais pas été entraîneur dans la Ligue nationale, je ne serais pas sénateur. Je ne possède pas la culture et l'éducation pour le poste. Par contre, on m'a expliqué que je m'étais battu toute ma vie pour réussir et qu'un gars comme moi pouvait apporter quelque chose de différent au sénat. C'est un détail qui peut paraître anodin, mais à mes débuts dans le hockey, j'avais de la difficulté à m'exprimer en anglais alors qu'aujourd'hui, je suis l'un des rares sénateurs canadiens parfaitement bilingues.»

Un fin qui s'est étirée

Si Demers quitte la couverture du Canadien avec un pincement au coeur, on a l'impression en revanche que le Canadien n'était vraiment pas pressé de le voir partir. Chaque fois que l'équipe faisait face à l'élimination, il se préparait comme s'il s'agissait de son dernier match en ondes. C'est arrivé trois fois contre Washington, deux fois contre Pittsburgh et à la toute dernière occasion lors du cinquième match contre les Flyers. Ce soir-là, il a craqué en faisant ses adieux à la caméra.

«Je quittais des gens avec lesquels j'avais travaillé durant 10 ans, explique-t-il. Alain Crête a été mon mentor et m'a motivé pour la lecture, l'écriture et mon français en général. Je pensais aussi à des gens qui m'avaient énormément respecté, Gerry Frappier, Domenic Vanelli et Charles Perreault. En retour, je me disais que je ne leur avais jamais causé de trouble. J'ai essayé d'être un bon employé. Jamais je ne me suis présenté à RDS avec l'attitude du gars qui savait tout. J'étais là pour écouter et pour apprendre.»

Le point tournant de sa vie est survenu quand il a sorti du placard pour dévoiler qu'il ne savait ni lire ni écrire. S'il n'avait pas fait toutes sortes d'entourloupettes pour cacher cette énorme lacune, le hockey ne lui aurait jamais accordé sa chance. La Ligue nationale n'aurait jamais voulu d'un analphabète derrière le banc.

Depuis, on l'a senti libéré d'un poids énorme. «Je n'ai plus jamais été le même homme, déclare-t-il. Il n'y a pas de doute qu'il s'agit de la plus importante décision de ma vie.»

Il part dans la peau d'un gagnant. Il est toujours le dernier entraîneur à avoir gagné une coupe Stanley au Canada.

On s'est emballé durant la surprenante prestation du Canadien ce printemps. Pendant un moment, on a cru que le titre allait lui échapper.

«Au cours des deux années qui ont suivi mon congédiement, j'avoue que j'étais extrêmement fier d'être le dernier entraîneur à avoir gagné avec le Canadien, dit-il. Toutefois, au fil des ans, j'ai reçu des témoignages qui m'ont confirmé que l'exploit n'était pas oublié. Et tout récemment, Pierre Boivin et son épouse ont posé un geste extraordinaire à mon endroit en m'invitant à manger avec eux. C'est normal de rester attaché à cet exploit quand on a été congédié, mais je ne peux pas vous dire à quel point je souhaite à monsieur Boivin de gagner la coupe. Au plus profond de moi, je reste un Canadien. Il n'y aura pas la moindre jalousie de ma part quand cela se produira.»

Un parcours digne d'un film

La saison prochaine, quand il regardera son successeur analyser chaque match du Canadien à RDS, regrettera-t-il d'avoir accepté ce mandat de sénateur qui le tiendra à l'écart d'une carrière qui lui en a tant donné?

«Jamais, assure-t-il. J'adore ça. Je n'ai aucune idée de ce que l'avenir me réserve, mais ça reste un très grand honneur. Je n'ai jamais rencontré quelqu'un qui m'ait avoué qu'il refuserait une responsabilité comme celle-là.»

D'un siège de chauffeur de camion à un banc au sénat, le parcours est incroyable. C'est digne d'un scénario de film que quelqu'un est d'ailleurs en train de concocter. Qui sait, peut-être lui demandera-t-on de jouer son propre rôle?

N'a-t-il pas déjà effleuré cette autre carrière dans Lance et compte et dans les Boys?