MONTRÉAL – Craig Button se souvient de l’endroit, des circonstances et de l’identité des témoins, mais surtout du regard. C’est le genre de regard qui ne s’oublie pas.

 À l’automne 2004, juste avant que n’éclate le lock-out qui allait effacer une saison entière des livres de la Ligue nationale, Button a croisé Martin St-Louis dans l’un des arénas qui accueillaient les matchs de la Coupe du monde de hockey. D’une certaine façon, les carrières des deux hommes étaient reliées. Quatre ans plus tôt, à peine installé dans son nouveau bureau de directeur général des Flames de Calgary, Button avait entériné le rachat du contrat du petit attaquant qui peinait alors à trouver sa niche dans la LNH.

 Leur statut lors de leurs retrouvailles disait déjà tout ce qu’on avait besoin de savoir sur la qualité de cette décision. Button était sans emploi depuis un an – son contrat n’avait pas été renouvelé par les Flames à son échéance – tandis que St-Louis représentait son pays sur la scène internationale après avoir connu une saison de 94 points qui lui avait valu le trophée Art Ross.

 Pour détendre l’atmosphère, Button avait relevé le contraste et avait candidement admis ses torts. « J’aurais dû le savoir, Marty... », a-t-il confessé au joueur étoile du Lightning de Tampa Bay. Jean-Sébastien Giguère et Denis Gauthier, qui prenaient part à la conversation, ont peut-être acquiescé en souriant. Mais pas St-Louis.

 « Oui. Tu aurais dû le savoir », a répondu le bouillant Lavallois en fixant son interlocuteur droit dans les yeux.

 « Un regard comme lui seul peut en servir, se remémore aujourd’hui Button. C’était du grand Martin »

 Button réalise que le rôle qu’il campe dans la belle histoire de Martin St-Louis, qui verra son numéro 26 retiré par le Lightning ce soir avant le match contre les Blue Jackets de Columbus, n’est pas le plus flatteur. Il sait qu’il est dépeint par certains comme le dirigeant qui a levé le nez sur un futur membre du Temple de la renommée tandis que Rick Dudley, son homologue de l’époque, est perçu comme le visionnaire qui a vu briller un diamant dans la boue. Et il accepte volontiers la part de blâme qui lui revient pour cette erreur de jugement.    

 Mais comme la réalité est souvent plus nuancée que la perception, l’ancien DG a gracieusement accepté, lorsque joint par RDS, de raconter sa version des faits.

 La vision de Tom Watt

 Le temps était bien mal choisi pour se retrouver sans directeur général. Le repêchage d’expansion qui allait permettre au Wild du Minnesota et aux Blue Jackets de Columbus d’intégrer la LNH allait se dérouler dans quelques mois et les Flames devaient dresser leur liste de protection sans la présence de leur futur architecte. Button avait déjà été embauché pour succéder à Al Coates, mais il ne pouvait entrer dans ses nouvelles fonctions tant que la saison des Stars de Dallas, à qui il était lié depuis la belle époque des North Stars, n’était pas terminée.

 Les Stars ont été éliminés par les Devils du New Jersey lors du sixième match de la finale de la Coupe Stanley, le 10 juin. Button est arrivé dans son nouveau quartier général 36 heures plus tard avec moins de deux semaines devant lui pour mener à terme d’importants dossiers. Ce qui l’attendait l’a désolé.

 « C’était le chaos, le bordel total, n’hésite-t-il pas à dire. Ils avaient déjà une bonne idée des joueurs qu’ils voulaient protéger en vue du repêchage, mais l’élaboration de leur liste avait été problématique et certains dossiers avaient été très mal gérés. Le cas de Martin en était un bon exemple, puisque l’option rattachée à son contrat avait déjà été exercée alors que personne n’avait l’intention de le garder. »

 Button dit « personne », mais se ravise rapidement. Tom Watt, rappelle-t-il, a plaidé vigoureusement pour que les Flames, même s’ils comptaient sur plusieurs attaquants de petite taille, donnent une autre chance à leur jeunot de 5 pieds 8 pouces. Un ancien gagnant du trophée Jack Adams avec les Jets de Winnipeg au début des années 1980, Watt était alors responsable du développement des espoirs de la formation albertaine.

 « Je crois que c’est important de le mentionner. Sa voix est la seule qui s’est élevée en faveur de Martin. Personne d’autre dans l’organisation, que ce soit ceux qui l’avaient mis sous contrat, ceux qui l’avaient dirigé ou ceux qui l’avaient simplement côtoyé, ne croyait qu’il était de calibre de la LNH. »

 Un dossier étoffé

 Button regrette d’avoir gardé le silence ce jour-là. Élevé à Montréal à partir de l’âge de 12 ans et diplômé de l’Université Concordia, il était revenu au Québec à plusieurs reprises pour suivre l’évolution de Martin St-Louis alors qu’il amorçait une carrière de dépisteur dans l’organisation des North Stars. De son propre aveu, il savait exactement sur quel genre de joueur il faisait une croix quand il a décidé de placer St-Louis sur le marché.

 « C’est facile pour moi de critiquer à gauche et à droite, mais la vérité, c’est que j’aurais probablement dû prévoir la suite. Personne n’avait un dossier plus étoffé que moi sur Martin St-Louis, révèle-t-il. Je le suivais depuis l’âge de 15 ans. Je l’ai vu dominer dans le Midget à Laval, dominer au niveau universitaire au Vermont et j’avais continué de l’observer dans les rangs mineurs. Je n’ai pas d’excuse. Si quelqu’un était bien placé pour prendre la bonne décision, c’était moi. »

 S’il est capable d’admettre ses torts, Button refuse toutefois d’assumer ceux des autres. Il est vrai qu’il aurait été avisé d’utiliser son droit de veto pour donner un peu plus de temps à cette bombe à retardement d’exploser. Mais personne autour de lui ne se méfiait de la détonation. Absolument rien, insiste-t-il, ne laissait présager l’imminence d’une éclosion.

 « Je ne prends pas à la légère ma responsabilité dans ce dossier, mais personne d’autre dans la Ligue nationale ne l’a vu venir. Il a été ignoré au repêchage d’expansion. Le Lightning l’a réclamé, c’est vrai, mais il a aussi placé son nom à deux reprises au ballottage. Aux quatre coins de la Ligue nationale, on a eu la chance de mettre le grappin sur ce gars-là et on ne l’a pas fait. »  

 Deux mois après le départ de St-Louis pour la Floride, Button a pris la décision de placer le nom d’Andrei Nazarov sur le marché des transactions. L’attaquant russe n’avait rien cassé en un an et demi à Calgary, mais il n’avait que 26 ans et, surtout, il était bâti comme une armoire à glace.

 « Vous ne pouvez pas vous imaginer la vigueur avec laquelle des membres de notre personnel d’évaluation se sont opposés à cette idée, expose Button. Pour Martin, c’est à peine s’il y avait eu une discussion dans nos bureaux. Il n’avait reçu absolument aucun appui. Mais quand il a été question d’échanger Nazarov, c’est comme si je venais d’annoncer la fin du monde. Quand j’y repense, je me dis : ‘Mon Dieu! Comment est-ce possible?’ »

 Nazarov avait finalement été échangé aux Ducks d’Anaheim en retour du défenseur Jordan Leopold.

 Quant à St-Louis, il a terminé sa carrière avec 1033 points en 1134 matchs de saison régulière. Deux fois champion compteur de la LNH, il a été élu joueur par excellence du circuit en 2004, quelques semaines après avoir soulevé la coupe Stanley. À six reprises il a participé au match des étoiles.

 Ils sont plusieurs à croire que le diminutif attaquant n’aurait pas connu autant de succès si la LNH n’avait pas modifié l’interprétation de ses règlements afin de permettre à ses joueurs de talent de mieux s’exprimer au retour du lock-out, mais Craig Button, qui est convaincu que son ancien rejet sera un jour intronisé Temple de la renommée, n’y croit pas une seconde.

 « C’est vrai que la ‘nouvelle LNH’ était parfaite pour Martin, il était tout simplement impossible à arrêter. Mais il avait prouvé qu’il était un grand joueur bien avant ça et je ne crois pas que sa carrière aurait été différente dans un autre contexte. »