Quelques minutes après l'élimination de Barcelone à Old Trafford, mardi soir, Frank Rijkaard se présente à la traditionnelle conférence de presse. À sa façon, toujours posée, jamais hargneuse, pesant chacun de ses mots. Après les félicitations d'usage pour son adversaire, une analyse rapide de la performance de son équipe et quelques esquives aux questions portant sur son avenir - désormais scellé - à la tête du Barça, il reviendra longtemps sur les visages radicalement différents de Manchester United, en Championnat d'un coté, en Europe de l'autre.

Contrôle et maîtrise

C'est assurément l'un des tours de passe-passe les plus remarquables de ces dernières années. Ce Man'U. capable de jouer à fond, voire même d'inciter, le rythme effréné de la Premiership, son jeu «d'un but à l'autre», cet engagement ultime qui efface d'un tacle, d'un jaillissement, d'un coup de tête, toutes les erreurs techniques qui foisonnent à chaque match.

Et le Man'U. de la Ligue des Champions, posé, réfléchi, prudent, qui pense d'abord à éviter les erreurs pour ensuite mettre son jeu en place. Un Manchester qui aura su prendre la mesure de son adversaire dès le premier match, et ne variera pas - ou peu - son approche durant tout le retour. Sachant qu'à 1-0, le plus important étant de ne pas encaisser ce but qui mettrait aussitôt Barcelone en position de contrôle.

Plus que toute autre image, que tout autre qualificatif, ce Manchester 2008 se définit sur deux mots: contrôle, maîtrise. Contrôler le jeu, le flux du ballon (ce qui ne veut pas forcément dire l'avoir en possession), les espaces sur le terrain. Maîtriser le rythme de la rencontre, les mouvements de l'adversaire, pour ensuite placer les attaques les plus déstabilisantes. Dans ce contexte, on retiendra aussi la petite phrase de Sir Alex entre les deux tours: «Barcelone ne sait jouer que d'une seule façon».

Trois tours identiques

Au cours des six rencontres européennes disputées en aller-retour (Lyon, Rome, Barcelone), Man'U. aura toujours évolué de cette façon, sur les mêmes bases, avec les mêmes impératifs. Et, hormis peut-être dix minutes à Lyon (après l'ouverture du score des Lyonnais), jamais ce système n'aura été pris à défaut.

Sur ces six matches, l'équipe anglaise aura d'ailleurs offert une prestation d'ensemble remarquablement homogène (1-1, 1-0 contre Lyon; 2-0, 1-0 contre Rome; 0-0, 1-0 contre Barcelone), sans véritable «high» (comme le 7-1 de l'an dernier sur Rome), mais surtout sans «low», le faux-pas qui tue (le 0-3 à Milan). À ce jeu-là, on pourra même rajouter que ce Manchester 2008 n'aurait jamais gagné 3-2 contre Milan en demi-finale 2007. 1-0 peut-être... À ce jeu-là, on rajoutera finalement que ce Manchester 2008 aura, lors des trois tours, reçu au match-retour, ce qui facilite grandement la mise en place du système de Sir Alex. Capable de le reproduire et de l'affiner d'un tour à l'autre.

Ferdinand en patron

Dans cette configuration, pas étonnant qu'un joueur ressorte du lot: Rio Ferdinand. Sûr et surtout sobre, présent sur tous les ballons, il a mûri dans sa vision du jeu, son placement, ses interventions. Même sa relance semble avoir gagné en maturité. Plus que n'importe quel autre, plus qu'un Rooney ou un Cronaldo, plus qu'un Carrick ou un Scholes, il est le vrai patron de cette équipe dans son expression européenne. On remarquera aussi que sur ses quatre derniers matches européens (Rome puis Barça), Manchester n'a joué que la première demi-heure du premier match (à Rome) avec sa défense-type, jusqu'à la blessure de Vidic. O'Shea puis Brown se sont succédés au centre pour épauler Ferdinand, Brown puis Hargreaves ont pris le couloir droit avec un cameo de Neville, Evra et Silvestre ont pris le gauche.
On ne reviendra pas tout de suite sur le système global de jeu, ça viendra avant la finale. Mais, bien appuyé par un Van der Sar décisif sur sa ligne (moins dans ses relances...), un milieu hyper-actif (Carrick, Hargreaves avant qu'il ne recule, Scholes, Fletcher ou Anderson), un Tevez «multi-tâches» (toujours utilisé là où le ballon se trouve, devant Van der Sar ou le but adverse, pareil), des électrons libres comme Nani, Giggs ou Park et deux joueurs décisifs comme Cronaldo et Rooney (plus Tevez quand il a le temps), vous avez un groupe de 19-20 joueurs extraordinairement homogène, complet et à géométrie variable.

Le Chelsea d'Avram

Plus rigide est le système de Chelsea. Malgré un effectif au premier abord plus riche, au moins plus fourni en joueurs de «classe internationale» (ce qui, on le voit, ne veut pas dire grand chose). Un système - il faut tout de même le reconnaître - mis en place par Avram Grant dans l'urgence, à savoir prendre au vol l'équipe de Jose Mourinho et redresser une situation qui semblait avoir du plomb dans l'aile très tôt dans la saison.

La seule chose que l'on puisse vraiment reprocher à Grant, sur ces huit derniers mois, est de ne pas en avoir peu à peu fait «son» équipe, avec sa marque, son style. D'en avoir fait une équipe «ma non troppo». Qui aime attaquer mais ne se livre pas, qui va défendre sans se blinder, qui aime le ballon mais continue toujours de balancer des mortiers sur Drogba. Une équipe d'étoiles qui peinent à briller, mais qui excellent dans les zones grises. Le sobre et l'utile.

Enfin décoincés!

Toujours est-il que cette demi-finale Chelsea-Liverpool a accouché d'un sacré match, après la dizaine de purges que ces deux-là ont réussi à nous gaver ces dernières années. Il aura fallu, comme on l'attendait, un but pour décoincer tous ces bouchonnés. Un but né d'une ouverture d'une limpide simplicité de Lampard pour Kalou, sur une défense de Liverpool qui aurait intérêt à l'avenir à mettre sa foi ailleurs que sur le hors-jeu... Un excellent travail-frappe de Kalou, repoussé, que Drogba, si intelligemment placé, reprend aussitôt. Aussi pure, naturelle, que soit la reprise, Reina n'est pas innocent là-dessus, avec un replacement très approximatif.

Bref, les vannes sont alors ouvertes et le jeu commence à s'ouvrir. C'est à ce moment-là que la paire Xabi Alonso - Mascherano prend un certain ascendant sur l'entre-jeu. Après l'égalisation de Torres et alors que la prolongation s'approche avec une implacable certitude, Rafa Benitez commet une double erreur: il fait reculer ses deux milieux pour mieux se protéger et préfère faire entrer Pennant plutôt que Crouch. Dans une équipe désormais coupée en deux, où seuls Gerrard et Kuyt (mais ce dernier était déjà grillé en raison de l'insoutenable travail défensif qui lui est demandé) sont capables du coup de reins vers Torres, «Peter le Grand» aurait été formidablement utile.

Essien en force

Au contraire, ce sont les milieux de Chelsea qui reprennent le match en main. Ballack, Lampard et Makélélé dirigent les débats, poussent, et vont enfin arriver à ce qu'ils cherchaient: faire défendre Liverpool dans sa surface. Créant directement les deux buts de Chelsea. Au passage, si Drogba a été décisif, tant en temps réglementaire qu'en prolongation, le joueur du match est Michael Essien. D'un poste de latéral droit, reculé, il a tout loisir de monter, participer au jeu. Ses duels gagnés dans le camp de Liverpool, sa capacité à gagner les 10-15 mètres nécessaires pour placer des attaques, ont permis plus que toute autre chose, à Chelsea de trouver les positions offensives idéales.

Chelsea se qualifie donc, et finalement c'est assez logique. Grant réussit ce que Mourinho n'aura pu faire. Et ses «Blues» s'ouvrent les portes d'une exceptionnelle fin de saison. Ce sur quoi on aurait eu du mal à parier il y a à peine deux mois...