MONTRÉAL – « Le lendemain d’une partie, quand je me levais, je faisais l’inventaire de mon corps! Je ne bougeais pas et je bougeais une partie à la fois. Mon bras droit, mon bras gauche, je tournais la tête, je levais mes jambes, je bougeais mes pieds. On avait de bons soigneurs, mais ils avaient très peu de tolérance pour ceux qui n’en avaient pas. »

Pierre Desjardins a déjà raconté ce « rituel » et il est capable d’en rire aujourd’hui, même si ce n’est pas drôle. À son époque, il ne régnait aucune pitié sur les terrains de football. Ses opérations pour remplacer ses deux hanches ne sont qu’un petit exemple des dommages collatéraux qu’il ressent au quotidien. 

Chose certaine, il ne s’en plaint pas une seconde. Il a eu beaucoup de trop de plaisir à jouer au football pour cracher sur ce sport. C’était simplement la façon de jouer et les circuits professionnels ont tardé à s’ajuster pour épargner les athlètes. 

Heureusement pour lui – et ses proches - il s’en est admirablement bien tiré dans les circonstances. Sa mémoire est phénoménale, encore à 79 ans. Deux facteurs principaux peuvent expliquer sa condition plus réjouissante que nombre de ses coéquipiers et adversaires. 

D’abord, il a arrêté sa carrière après six saisons professionnelles afin de combler ses ambitions dans le monde des affaires. Ensuite, il avait compris qu’une seule stratégie – aussi brutale soit-elle - était envisageable pour limiter les dégâts : frapper au lieu de se faire frapper. 

« J’avais une mentalité très agressive. Dans ma tête, sur la ligne, c’est le premier qui frappe qui gagne la confrontation. Cette approche a sans doute mené certains joueurs à ne pas trop m’aimer. Mais, en faisant ça, l’impact est moindre. On peut décider de l’intensité du coup, où on l’assène et l’adversaire se pose des questions puisqu’on varie nos stratégies », a témoigné Desjardins qui concédait plusieurs livres à ses opposants. 

Autant il était joyeux en racontant des anecdotes sur ses coéquipiers pendant l’entrevue de plus d’une heure, autant son visage est devenu sérieux quand il prend cette pause. 

« Je dois admettre, 50 ans plus tard, que j’étais un peu malade. J’avais une notion d’agression qui était un peu hors norme. J’ai blessé plusieurs personnes, pas consciemment, mais par ma façon de jouer. À l’occasion, j’aurais dû y aller de manière plus calme quand je n’étais pas à un endroit clé sur le jeu. Mais l’intimidation était un élément bien important dans mon arsenal », a-t-il admis. 

Ce n’était pas un aspect qui amusait Desjardins, c’était plutôt une manière de tenir le coup sur le terrain. Cinquante ans après sa retraite, il conserve des traces psychologiques si on peut le dire ainsi. 

« Au football, ce n’est pas un plaisir de frapper quelqu’un toutes les fois. Ça fait partie du jeu, on doit le faire. On n’est pas contents quand on voit un joueur qui gît sur le terrain après une blessure grave qu’on vient de causer. D’ailleurs, aujourd’hui encore, quand un joueur est blessé sévèrement, ça me fait quelque chose, ça me ramène dans le temps et je revis ces blessures », a témoigné l’homme qui a quatre enfants et quatre petits-enfants. 

De telles mésaventures l’amènent, sans surprise, à saluer les ajustements instaurés au fil des ans. 

« Je suis très content que les ligues professionnelles aient mis des barèmes en place. Ce sont des règles qui auraient semblé s’adresser à des pépères dans notre temps, pas à des joueurs de football. C’était un combat de boxe (ou même d’arts martiaux mixtes) lors de chaque jeu sur la ligne de mêlée; on pouvait tout faire. Les arbitres laissaient tout passer de toute façon, ils ne pouvaient pas arrêter un jeu pour un geste offensant », a comparé Desjardins. 

Violence et racisme se côtoyaient

La violence allait encore plus loin pendant sa carrière. Afin d’en apprendre davantage sur Desjardins, on a sondé son ancien coéquipier Pierre Dumont séparément. Questionné sur ce sujet, il a tout de suite pensé au terrible exemple des « primes » pour malmener l’adversaire. 

« Je peux en témoigner, ce n’était pas le même football. Dans notre temps, comment dire, on était pratiquement entraînés pour blesser l’adversaire. J’avais un entraîneur (Ralph Goldston) et il y avait des primes sur les joueurs adverses qu’on pouvait sortir, les joueurs étoiles », a confié Dumont qui évoluait en défense. 

Du côté de l’attaque, où jouait Desjardins, ça se voyait peu. Toutefois, il a également pensé au même entraîneur. 

« Ralph Goldston était un ancien joueur très dur. Une fois, un coéquipier arrive sur les lignes de côté avec une dent dans sa main et il lui répond ‘Jette ça par terre et dépêche-toi ! Il y a un autre jeu qui s’en vient », a raconté Desjardins.  

« Je n’ai jamais eu un incitatif personnel pour blesser un joueur. J’ai peut-être entendu des choses semblables, mais ça ne m’est pas arrivé personnellement. Sauf que ça arrivait avec ma technique de frapper à la tête, j’ai pu voir deux joueurs tomber sans connaissance dans une partie. L’impact brutal était très encouragé, pas la violence. C’était facile, on avait le droit de frapper partout, tout était permis... On n’avait pas de grandes grilles comme ils portent aujourd’hui sur leur chapeau. Arracher des chapeaux, ça se faisait », a témoigné Desjardins qui a bénéficié d’entraîneurs très éprouvants au niveau universitaire pour le préparer à cette étape. 

Si la préparation a été très utile à son université au Wyoming, il se rappelle que la diversité n’était pas bien accueillie. 

« Il y avait qu'un seul noir sur le club, ce n’était pas le coin qui adorait le plus les noirs. On affrontait une équipe qui misait sur un demi offensif étoile qui était noir. Nos instructeurs ont laissé sortir notre joueur noir et on a eu un discours sur comment on va arrêter cet adversaire noir qui se faisait traiter de tous les noms. Je parle de nous inciter à la violence du genre ‘Il faut le sortir de la partie’. C’était comme ça... », se désole Desjardins.  

La sagesse de redonner à la relève qui le rend fier 

S’il a inspiré plusieurs jeunes joueurs avec ses performances sur le terrain, Desjardins a également eu la sagesse de s’impliquer concrètement auprès de la relève. Il avait ce côté visionnaire en lui et il a plongé dans cette aventure dès sa première saison professionnelle. 

« Après la saison 1966 (sa première avec les Alouettes), je me suis donné comme mission de redonner. Le football commençait à peine du côté francophone », a-t-il répondu sans soulever le tout lui-même. 

Il a offert de précieux services à des personnes motivées (une au Saguenay et une à St-Jean-sur-le-Richelieu) qui avaient démarré des programmes de leur propre chef. Rapidement, ce projet a fait boule de neige.  

« Je ne travaillais pas à ce moment durant la saison morte. Je passais environ 60% de mon temps le jour et le soir à donner des cliniques, à m’asseoir avec eux, à regarder le côté stratégique, leur donner des plans de match et des livres de football. Je dois dire que c’était plus des feuilles ici et là à ce moment. Le téléphone ne dérougissait pas », a précisé Desjardins qui a contribué pendant plusieurs années avant de déménager aux États-Unis, pour le travail, après sa carrière avec les Alouettes.  

« Quand je regarde les matchs, j’ai une fierté de voir des noms francophones sur les chandails. De voir des jeunes comme Laurent Duvernay-Tardif, qui a réussi un exploit phénoménal, et les autres grands Québécois de ce sport. Il y en a beaucoup et les joueurs de ligne du Québec sont devenus une belle identité grâce à de bons programmes mis en place. Je n’en suis pas l’inventeur, mais j’ai été l’un des premiers de ce mouvement », a-t-il reconnu avec joie. 

À l'origine du Grand Prix du Canada 

En ayant été « formaté » pour cette intensité sans relâche pendant des années, Desjardins a peiné à s’ajuster au monde du travail plus conventionnel. 

« C’est une mentalité qui m’a nui un peu dans les affaires en commençant. Ça m’a pris deux ans à diminuer mes exigences qui étaient complètement déboussolées. Ça m’a pris des patrons très indulgents, dont un qui me prenait pour me dire que je ne pouvais pas exiger ça de mes employés. Ce fut très difficile de faire des compromis sur mes standards », a admis celui qui a changé par la suite. 

Ses ajustements ont été fructueux. On lui a confié des postes névralgiques chez Impérial Tobacco, Labatt et Domtar notamment. À 79 ans, il n’a pas besoin d’une page Linkedin, mais elle ferait des jaloux un peu partout. L’une de ses plus grandes missions demeure le lancement du Grand Prix du Canada et l’implantation du circuit Gilles-Villeneuve sur l’île Notre-Dame. 

Quand il était chez Impérial Tobacco, la première approche auprès de la ville n’a pas été concluante, mais il a réussi ce tour de force une fois rendu chez Labatt. 

« On est allés revoir la ville de Montréal et on a dit ‘Pour vous enlever tous les impacts politiques, on va absorber 100% des coûts pour bâtir le circuit’. On a commencé et c’était loin d’être évident avec les terres venant du fleuve. Mais on a fait la piste et les puits. J’ai signé la première entente avec Bernie Ecclestone, a raconté Desjardins qui digère encore mal l’édition qui a été annulée en 1987.

« Je ne veux pas mentionner le nom du maire, il est tombé dans le plan d’Ecclestone. C’était une énorme gaffe », a-t-il souligné. 

Attaché à la course automobile depuis de nombreuses années, il va sans dire que le décès de Gilles Villeneuve demeure un souvenir pénible. 

« Ç’a été une période très difficile, on l’a connu de très près. Ce n’était pas évident de voir son père qui ne voulait pas croire à son décès », s’est souvenu Desjardins. 

Certes, Desjardins n’a pas eu la notoriété de Gilles Villeneuve, mais il a joué un rôle influent dans le paysage sportif québécois. On a également une pensée pour Pierre Dumont, son ancien coéquipier, dont la santé a été mise à rude épreuve.