MONTRÉAL – Vêtu d’un équipement de gardien et de patins à roues alignées, l’homme pivote à toute vitesse telle une toupie sur l’allée de pavés unis menant à l’entrée de sa maison. D’abord à contresens, puis dans le sens des aiguilles d’une montre jusqu’à en perdre presque l’équilibre.

 

Ilia EjovDe passage dans cette rue paisible d’un quartier du West Island, des marcheurs s’arrêtent pour observer celui qui a toutes les allures d’un professionnel. Le casque, la mitaine, le bloqueur, les jambières, tout s’agence avec l’uniforme dont le logo est aussi méconnu que le nom cousu à l’arrière.

 

EZHOV

 

Il suffirait d’une recherche sur HockeyDB ou Eliteprospects pour permettre aux plus curieux de réaliser que devant eux, s’entraîne un vétéran de la KHL en confinement en ces temps de pandémie de la COVID-19.

 

Quelques clics supplémentaires et les plus débrouillards apprendraient que le portier du Vityaz de Podolsk né en 1987 à Krasnodar en Russie a remporté la coupe Gagarine avec le SKA de Saint-Pétersbourg en 2015 et a déjà eu Ilya Kovalchuk, Artemi Panarin et Sergei Bobrovsky pour coéquipiers.

 

Ce que ces bases de données ne révèlent toutefois pas, c’est que sous tout cet attirail se cache en fait un p’tit gars de Côte-des-Neiges.

 

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Ilia Ejov (traduction francophone d’Ilya Ezhov) a 7 ans lorsqu’il débarque à Montréal au milieu des années 1990.

 

C’est ici que son père Igor, parti trois ans plus tôt de Krasnodar, a trouvé l’asile offrant à sa famille la meilleure chance de refaire sa vie.

 

« Les années 1990 en Russie, c’était beaucoup les gangs. La police s’était vraiment libérée [de l’application] des lois. Elle voulait que les gangsters s’éliminent par eux-mêmes », a récemment raconté Ejov au cours d’un généreux entretien en français avec le RDS.ca.

 

« Mon père avait un petit magasin de vêtements de cuir noir. Les clients, c’était les bandits [et ils lui réclamaient de l’argent]. Chaque mois, c’était de plus en plus et ils ont fini par mettre le feu au magasin. Il devait s’enfuir. »

 

Aux États-Unis? Au Canada? En Allemagne? L’homme arrête son choix sur Côte-Saint-Luc, où la présence d’une communauté russe le convainc de s’établir en attendant d’y être rejoint par le reste de sa famille.

 

« Ma mère a disposé de tous nos documents. Elle a déchiré nos passeports et tout ce qui nous ramenait à la Russie. »

 

Les Ejov sont au Canada pour y rester. Et qui dit nouveau pays, dit nouvelle expérience. Ilia a beau être né en Russie, c’est dans la rue, devant chez lui, qu’il joue au hockey pour la première fois.

 

« On avait une gang de Russes, du monde qui parlait juste russe, et on jouait contre des Arabes, des Libanais. On ne savait pas vraiment c’était quoi le hockey et chaque match finissait avec une bagarre. »

 

Ejov éprouve rapidement un penchant pour la position de gardien, mais les très modestes revenus de ses parents le contraignent à faire preuve de créativité pour dénicher le nécessaire. Pour un but fait maison, par exemple, il rassemble du bois, des clous et un... drap.

 

« Au lieu du filet, j’ai mis le drap de mon lit et je l’ai fixé avec des clous. Ma mère était fâchée. Je dormais sur un matelas pas de drap », rit Ejov en y repensant.

 

Ilia Ejov avec ses premières jambières.Avec 10 $ en poche, Ejov part ensuite à la recherche de sa première paire de jambières. Il entre au Village des Valeurs, une chaîne de magasins d’articles d’occasion, et y trouve de « vieilles pads brunes » de hockey balle qui feront l’affaire. Prix affiché : 10  $.

 

Chacune.

 

« Il y avait une étiquette sur chacune d’elles et ma grand-mère ne m’avait donné que 10 $. À la caisse, j’ai enlevé une étiquette. »

 

La caissière ne se laisse cependant pas berner par son jeune client qui, dans ce cas, répond qu’il se contentera de la jambière gauche. Un appel au gérant plus tard, le gardien en devenir rentre chez lui.

 

Il a complété ses recherches.

 

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Ejov a 13 ans lorsqu’il dispute enfin son premier match de hockey mineur devant le filet. Quand son père, seul membre de sa famille à posséder une voiture, ne peut le conduire à l’aréna, il s’y rend seul en autobus. L’hiver, il charge son équipement sur un traîneau et le tire jusqu’à destination avec l’aide de sa grand-mère Galina.

 

Son armure laisse peut-être à désirer, mais l’adolescent gravit rapidement les échelons. Du pee-wee C, il saute la saison suivante au niveau pee-wee AA, ce qui n’est pas sans faire de mécontents.

 

« Les parents, je me rappelle, étaient parfois agressifs. Ils criaient aux coachs et me [montraient] du doigt. "Pourquoi mon fils n’est pas dans le but? Il est meilleur que lui, ses pads ont des trous!” »

 

« Je m’en fichais parce que ma passion, mon rêve, c’était de jouer dans la Ligue nationale. Je disais à tous mes amis que j’allais être un joueur de la Ligue nationale, mais ils me disaient que j’avais commencé tard, que ç’allait être dur parce qu’il y avait beaucoup de gardiens. Mais j’avais un rêve et je ne voulais pas arrêter. »

 

Ejov n’arrête effectivement jamais. Quand il n’est pas occupé à monter et redescendre les escaliers de son immeuble à logement de 11 étages habillé de tout son équipement à l’exception de ses jambières et de ses patins, il trouve un moyen de patiner l’hiver sur sa terrasse.

 

« On habitait au premier étage, au niveau du garage. On avait un petit balcon et juste un mur de béton devant nous. [...] J’arrosais le balcon et je sortais avec mon stock pour patiner. Je faisais des petits pushs, des shuffles, jusqu’à ce que je sois épuisé. Je pense que c’est ce qui m’a permis de [me mettre à] niveau. »

 

« Ilia, ce n’était pas un jeune comme les autres », résume Angelo Lazzara, un entraîneur de gardien qui a veillé sur Ejov. « Il faisait toujours des choses particulières. Tout le temps. »

 

Ilia EjovSon élève n’est pas qu’excentrique, il est également doué. « On voyait déjà quand il était jeune qu’il avait le talent pour se rendre très loin dans le hockey », se rappelle celui qui a déjà travaillé pendant huit ans avec l’ancienne vedette de la LNH Roberto Luongo.

 

Lazzara parvient ainsi à lui obtenir un essai au camp d’entraînement de la formation Midget AAA de Montréal-Bourassa. En neuf périodes de jeu, Ejov n’accorde qu’un seul but.

 

« Ils l’ont coupé sans donner d’excuses, se désole encore Lazzara près de 20 ans plus tard. Le AA ne l’a même pas regardé, le BB ne l’a même pas regardé, le CC ne l’a même pas regardé... »

 

La solution? Le Junior B à Cornwall en Ontario, propose Lazzara.

 

« Ç’a été la meilleure chose qui pouvait arriver à Ilia. »

 

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Après un an seulement à Cornwall, Ejov gradue chez les Hawks de Hawkesbury dans le Junior A. Il remporte en 2005 la Coupe Fred Page – le Championnat de l’Est du Canada – et tombe dans l’œil des Fog Devils de St. John’s, un club d’expansion de la LHJMQ.

 

Le temps de deux saisons, il obtient la majorité des départs de la formation terre-neuvienne et est finalement confronté à l’élite de son groupe d’âge : Guillaume Latendresse, Derick Brassard, Kristopher Letang, Luc Bourdon, Brad Marchand...

 

Ilia Ejov« On avait une équipe jeune, c’était tough de défendre. Je me rappelle d’un match où j’ai reçu 62 lancers. C’était difficile de se faire remarquer [sur le plan] statistique. Ç’a porté ma moyenne de buts alloués par match à près de 4 (4,13 en carrière dans la LHJMQ, NDLR.). »

 

À l’aube de sa troisième campagne dans le circuit Courteau, Ejov est libéré par les Fog Devils, qui ne sont pas prêts à lui offrir un poste de joueur de 20 ans. Il rentre donc à Côte-des-Neiges et s’affaire à garder la forme lorsqu’un ami récemment retranché par un club Junior A de la Saskatchewan l’incite à refaire ses valises. 

 

« Il a appelé le coach, ils m’ont amené en Saskatchewan et le lendemain je jouais. »

 

À son arrivée à Melfort, les Mustangs sont trois matchs sous la barre de ,500, mais ils se mettent soudainement à gagner. Ils engrangent au moins un point dans 17 matchs de suite, en grande partie grâce à Ejov. La recrue conclut la saison avec une moyenne de 2,01 en 44 matchs, un taux d’efficacité de ,925 et le titre de joueur par excellence du circuit.

 

De quoi éveiller l’intérêt de clubs de la Ligue centrale des États-Unis et de la Ligue East Coast, notamment les Wranglers de Las Vegas qui l’invitent à leur camp d’entraînement. Un agent croisé au hasard propose quant à lui de l’amener en Russie s’il obtient son passeport russe. Il touchera un salaire de 2000 $ pour sa participation au camp et s’il ne parvient pas à se tailler un poste, il pourra toujours se rabattre sur Las Vegas en septembre.

 

« J’ai dit OK et j’ai fait faire mon passeport. J’avais encore de la famille en Russie et honnêtement, avec de l’argent tu peux acheter n’importe quoi en Russie. »

 

Ejov est prêt à partir quand son père l’invite à s’asseoir. Pendant près de trois heures, il lui explique ce qu’il peut et ne peut pas faire en Russie.

 

Si tu vas dans le métro, tu mets tes mains dans tes poches et tu ne lâches pas ton porte-monnaie. Si tu marches dans les rues et qu’il y a du monde avec des manteaux noirs, tu ne les regardes pas dans les yeux et tu changes de rue...  

 

« Il m’a fait peur. Vraiment peur. »

 

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Assis sur le lit de la chambre qui lui a été assignée dans la vieille base miliaire où se déroule le camp d’entraînement du SKA de Saint-Pétersbourg, Ejov réalise vite que la Russie c’est... différent.

 

« [Ma chambre] faisait quatre mètres de long. Il n’y avait pas de télé et pas d’eau chaude. Juste un lit et des murs. En étirant les bras, je pouvais toucher aux deux murs. »

 

Sur la patinoire, Ejov est beaucoup plus à son aise. Au milieu de joueurs réguliers et d’anciens de la LNH comme Sergei Brylin, Darius Kasparaitis et Robert Esche, il se démarque suffisamment pour obtenir un contrat de trois ans à deux volets.

 

Pendant toute la durée de l’entente, Ejov réside sur la base militaire, s’entraîne avec l’équipe de la KHL et ne dispute des matchs qu’avec le club-école.

 

« C’était rough parce que pour chaque match sur la route il fallait prendre un train, des fois pendant 24 heures. »

 

« Quand je regarde ça avec recul, c’est incroyable ce par quoi j’ai dû passer. Je n’ai jamais quitté. J’ai vu beaucoup de monde qui se sont dit "F*** this, je ne fais pas ça, je quitte, j’abandonne". »

 

La ténacité d’Ejov est récompensée en 2011 lorsqu’une blessure au gardien no 1 le propulse devant le filet du SKA. Il signe 11 victoires à ses 12 premiers matchs et prouve qu’il est à sa place dans la KHL.

 

Au fil des trois saisons suivantes, il s’établit comme un gardien auxiliaire de confiance. Pendant un bref instant en 2012-2013, un excellent début de saison lui permet même de se hisser au sommet de la hiérarchie devant Sergei Bobrovsky, venu offrir ses services au SKA durant le lock-out de la LNH.

 

« Il y a une vidéo sur YouTube où je danse [dans le vestiaire] et Bobrovsky est en suit à côté de moi. Je viens de signer un blanchissage et lui était dans les estrades! », s’amuse à rappeler Ejov.

 

À l’aube de la saison 2014-2015, Ejov ose rêver à un retour en Amérique du Nord quand son ancien entraîneur du SKA, Barry Smith, vient à sa rencontre en Russie pour lui offrir un contrat d’un an d’une valeur de 120 000 $ dans l’organisation des Blackhawks de Chicago. Le SKA réplique avec une proposition de 1 million $ CAD pour une saison.

 

« J’avais le choix entre acheter une maison à ma mère et à ma famille, ou jouer dans la Ligue américaine dans l’espoir de réaliser mon rêve. »

 

Corey Crawford et Antti Raanta – les deux premiers gardiens des Hawks – étant relativement jeunes à l’époque, Ejov opte pour la stabilité financière et dit non à Chicago, qui se tourne alors vers Scott Darling.

 

« Cette année-là, il a gagné la coupe Stanley. C’est correct, c’est la vie. C’était ma chance, j’aurais peut-être dû y aller. »

 

Ejov, champion de la coupe Gagarine en 2015, roule depuis ce jour sa bosse dans la KHL. Les équipes n’hésitent plus à lui confier une cinquantaine de départs par saison ou même à le mettre en vedette dans un coup publicitaire. Attention au trucage...

 

« Je n’ai pas grandi dans l’argent et [la KHL] ç’a changé ma vie. Ç’a changé la vie de ma famille, de ma mère, et de mon père. Mes enfants vont avoir une autre vie », apprécie celui qui passe chaque saison morte à Montréal.

 

Sous contrat jusqu’en 2022 avec le Vityaz de Podolsk, l’athlète de 33 ans n’est pas encore prêt à mettre ses aspirations en veilleuse, mais regarde la réalité en face.

 

Ilia Ejov« Ça me fait un peu de peine parce que toute ma vie, ce qui m’a toujours stimulé à pousser plus fort, c’était la Ligue nationale. Chaque année, je me disais que j’allais retourner en [Amérique du Nord] pour tenter ma chance. Dans ma tête, j’ai toujours un scénario de rêve où je rentre et j’amène l’équipe en séries. Quand je me regarde, je me dis que j’ai assez de talent pour être au niveau. »

 

« Je crois encore que s’il frappe à quelques portes et qu’on lui offre un essai quelque part, il va faire l’équipe, approuve Lazzara. Je ne dirais pas comme gardien no 1, mais on ne sait jamais. »

 

Chose certaine, un jour ou l’autre, Ejov sera de retour chez lui à Montréal. Pour une ultime tentative ou simplement pour y vivre le reste de sa vie et ouvrir l’école de hockey dont il rêve.

 

Le p’tit gars de Côte-des-Neiges a beaucoup à enseigner.