Le silence est d’or!
25 Ans D'émotions jeudi, 25 sept. 2014. 09:25 jeudi, 12 déc. 2024. 11:46Atlanta, 27 juillet 1996. Le téléphone retentit dans ma chambre d’hôtel. Il est 2 heures du matin. Déjà, l’insomnie avait bousillé une bonne partie de ma nuit.
L'ÉMISSION LE TÉMOIN - BRUNY SURIN SERA PÉSENTÉE À 18 H 30 LE 25 SEPTEMBRE SUR LES ONDES DE RDS.
À peine remis de la déception d’avoir décrit la défaite de Nicolas Gill, en judo, je faisais maintenant partie d’un groupe de commentateurs qui saisissait très bien le défi qui nous attendait quelques heures plus tard. Claude Queneville, Jean-Paul Baert, mon frère Paul et moi allions œuvrer, en commun, au reportage des épreuves d’athlétisme aux Jeux olympiques d’Atlanta. Il y avait quatre finales ce samedi, le premier vrai grand jour pour la discipline reine. Des quatre, il y avait le 100 mètres masculin. Et Bruny Surin allait nous en mettre plein la vue, c’était écrit dans le ciel! Sa progression était trop belle, ce minuscule 6/100e de seconde le séparant de Donovan Bailey aux Mondiaux de Göteborg en 1995, notamment, permettait de voir une médaille olympique pendre à son coup. D’autant plus que les Américains se remettaient difficilement de l’après Carl Lewis en sprint, qu’il y avait une pression terrible sur les épaules de Dennis Mitchell, Michael Marsh et Jon Drummond et qu’il régnait une dissension palpable au sein de l’équipe américaine. D’où cette insomnie émanant de ce mélange d’angoisse, de fébrilité, de trac et d’anticipation face à un moment potentiellement historique…
Il y avait peut-être, aussi, un genre de prémonition. À l’autre bout du fil, il y avait Paul qui m’annonçait qu’une bombe venait d’éclater à Centennial Park, qu’il y avait au moins un mort et de nombreux blessés et que la journée risquait d’être complètement perturbée. Déjà, les rumeurs d’annulation des épreuves pour le samedi allaient bon train. On se demandait même si les Jeux allaient être annulés! Il n’y eut aucune autre minute de sommeil pour nous à compter de ce moment, et ce pour les 24 prochaines heures.
Lorsque nous avons compris que les compétitions du samedi allaient être tenues malgré tout, nous avons décidé de nous rendre très tôt vers le grand stade, par un temps horrible, qui collait parfaitement au drame du moment. De là, nous avons meublé plusieurs heures d’antenne en compagnie d’un Bernard Derome qui découvrait sur le terrain, pour la première fois, l’aventure olympique. C’est lui qui tenait à avoir notre input, tout au long de la couverture de Radio-Canada, car il croyait qu’il fallait étaler le dossier sur tous les fronts, y compris celui de l’utilisation des Jeux à des fins politiques.
La tête ailleurs, un oeil collé sur les écrans de CNN, nous avons entrepris notre « vraie » journée de travail quelques heures plus tard, mes collègues dans les hauteurs du stade et moi, sur le terrain, dans la zone d’entrevues. Les premières vagues du 100 mètres eurent tôt fait de nous remettre dans l’ambiance. La pluie cessa progressivement et les principaux ténors traversèrent cette formalité sans anicroche. En début de soirée, lors des quarts de finale, sous un ciel presque entièrement dégagé, Frankie Fredericks et Ato Boldon s’amusèrent à briser les 10 secondes et Bruny Surin et Donovan Bailey parurent délibérément et stratégiquement concéder un maigre 2 centièmes à Lindord Christie et Michael Marsh, respectivement. Décidément, tout tournait rond, soudainement. Le beau temps revenait, le sport prenait le dessus sur le terrorisme, l’épreuve du 100 mètres s’annonçait encore plus relevée que prévue et tout paraissait au quart de tour pour les nôtres.
Vint la première demi-finale. Donovan Bailey atteignit facilement la finale, mais laissa encore le terrain à Fredericks qui inscrit 9,94. S’approchant de la zone mixte, Bailey vint nous livrer rapidement ses états d’âme, avec un sourire à peine perceptible, qui trahissait sa confiance. Il savait où il était par rapport à ses adversaires. Tout en levant le pied, il avait même regardé Fredericks, à sa droite, franchir la ligne d’arrivée.
Puis, vint la deuxième. Deux obstacles majeurs attendaient Bruny par rapport à Donovan. D’abord, son plateau était extrêmement fort, presque digne d’une grande finale avec Boldon, Mitchell, Christie, Ezinwa et Drummond. Il n’y avait de l’espace que pour quatre d’entre eux sur les blocs suivants. Mais il y avait surtout ce satané couloir numéro un qu’il détestait tant. Le coup de pistolet se fit entendre. L’espoir dura à peine 50 mètres.
On connaît l’issue des 50 derniers mètres et le vide immense qu’il laissa dans le cœur des admirateurs de Bruny Surin et surtout, dans la carrière du sprinter québécois. À de nombreuses reprises, depuis ce soir de juillet 1996, il a raconté sans fausse pudeur à quel point son état d’esprit était tout croche dès son réveil ce matin-là. Je n’oublierai jamais l’émotion qui régnait lors de notre entretien devant les caméras, quelques secondes après sa course.
Bien sûr, l’éclatante victoire de Donovan Bailey, une heure plus tard, a réussi à faire oublier en partie la déveine du sprinter québécois. L’euphorie qu’elle provoqua au Canada se ressentait jusque sur le tarmac du grand stade. Mais il y avait comme une grande amertume, en toile de fond.
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Je sais, c’est un long préambule pour en arriver à célébrer la médaille d’or des Canadiens au relais 4 X100 mètres, exactement une semaine plus tard. Mais j’ai toujours cru que le rappel du « samedi noir » d’Atlanta était essentiel quand on revient sur l’exploit dont Bruny Surin fut le pivot. La bombe et ses terribles séquelles, la pluie et le vent, l’échec en demi-finale, on avait l’impression que tout était écrit à l’envers ce jour-là, surtout pour Surin et qu’il ne s’en remettrait jamais. Mais c’était mal le connaître!
Il fallait avoir un caractère exceptionnel pour traverser sereinement les 6 jours qui ont séparé les deux compétitions! Il fallait posséder un sens extraordinaire de la compétition sportive de haut niveau pour relever l’ultime défi du dernier relais olympique. Il fallait être culoté pour se présenter avec confiance devant un public américain qui criait vengeance à pleins poumons, après « l’affront » de Bailey. Il fallait être empreint d’une fierté d’athlète peu commune pour avoir aussi soif de rédemption.
Mais aussi, et c’est peut-être là le plus beau fleuron de toute l’histoire professionnelle de Bruny Surin, il fallait posséder un sens inné du succès commun, de l’esprit de corps absolu pour établir une performance aussi électrisante, sur un terrain aussi hostile, dans un contexte aussi difficile.
Le relais de Bruny fut, selon plusieurs, le plus beau moment de sa carrière et peut-être l’un des plus beaux de l’histoire du 4 X 100 mètres, tout court. J’ai longuement discuté avec Bailey à Londres et il m’a raconté comment il était encore éberlué quand il reçut le bout de bois des mains de son coéquipier. « Je n’en revenais pas, tout simplement, j’avais l’impression qu’il ne touchait pas au sol tellement il tournait vite et bien, techniquement », dit Bailey, qui avouait avoir encore du mal à réaliser l’avance du Canada à l’amorce du dernier 100 mètres.
Le dernier relais de Bruny Surin fut au cœur d’un magistral coup de pied au derrière donné par les sprinters canadiens aux Américains, lors des Jeux d’Atlanta. C’était le centenaire des Jeux de l’ère moderne, ils se déroulaient au cœur même de l’un de leurs symboles les plus forts (Coca-Cola) et le samedi 3 août représentait la dernière occasion de récupérer « ce qui leur appartenait ». Surin et sa bande collèrent au quatuor américain près de 4 dixièmes, rien de moins!
Mon premier réflexe après le passage de Bailey au fil d’arrivée fut de retirer mon casque d’écoute. Je croyais entendre des injures ou autres réactions. Je fus plutôt littéralement saisi par le silence glacial qui régnait alors dans le stade d’Atlanta, pourtant bondé. Les Américains étaient sans mots, pour l’une des rares fois, dans leur propre cour.
Alors que Bruny s’approchait pour notre entrevue, le sourire accroché à son visage et que les gradins se vidaient à grande vitesse, je crois avoir répété à quelques reprises dans me tête cette adaptation d’une maxime bien connue.
« Ce silence est d’or, mon cher Bruny, ce silence est d’or… »
Dans l'ordre, Richard Garneau, Pierre Houde, Bruny Surin, Jean-Paul Baert et Stéphane Langdeau lors des Jeux olympiques de Londres.