MONTRÉAL - Le poids des treize années qui ont séparé son départ de Montréal et son retour à son ancien lieu de travail, en fin de semaine, se ressent dans la démarche de Felipe Alou.

Le gérant le plus populaire de l'histoire des Expos marche aujourd'hui d'un pas lent, le dos légèrement courbé, et il doit fréquemment approcher l'oreille vers son interlocuteur pour s'assurer de ne pas rater des bribes de conversation. Mais ses yeux noirs n'ont rien perdu de leur éclat hypnotisant, un regard directement connecté à la sagesse de paroles toujours bien mesurées. Et samedi matin, entouré de la plupart des joueurs qu'il a dirigés lors de la saison écourtée de 1994, il exposait le sourire d'une jeune recrue qui arrive à son premier camp d'entraînement.

Alou, qui aura 79 ans en mai, était l'un des « anciens » les plus en demande dans la loge du stade où il a plus d'une fois reçu les plus bruyantes ovations. Les caméras de télévision l'ont rapidement assailli, contraignant les vieilles connaissances qui s'étaient jointes aux retrouvailles à patienter un peu plus longtemps avant de pouvoir lui serrer la main ou l'emmener aux quatre coins de la pièce pour une photo. On s'était ennuyé du vieux coach.

Cet été, Alou verra trois anciens confrères entrer par la grande porte au Temple de la renommée du baseball. Joe Torre, Tony LaRussa et Bobby Cox, qui ont tous croisé le chemin du futé Dominicain au cours de leur glorieuse carrière, deviendront les trois premiers gérants d'une même génération à recevoir leur plaque dorée lors de la même journée. Alou pourrait-il aller les y rejoindre un jour?

« Non, non, non! Je n'ai pas d'affaire au Temple de la renommée », rejette poliment le principal intéressé. Mais au moment où Montréal s'enflamme sur la possibilité d'un retour du baseball professionnel dans sa cour, l'occasion est belle de se pencher sur la question.

« Je pense qu'on pourrait assister à la naissance d'un mouvement en ce sens au cours des prochaines années », croit en tout cas Joe Kerrigan, qui a été l'entraîneur des lanceurs des Expos pendant les cinq premières années d'Alou à la barre de l'équipe. « Pourquoi tous ces gars-là et pas Felipe? »

Alou ne répond peut-être pas aux critères conventionnels qu'ont généralement en commun les 32 gérants déjà intronisés à Cooperstown. Ses 1033 victoires en carrière le placent au 56e rang de l'histoire des majeures à ce chapitre et jamais il n'a mené son équipe à la conquête de la Série mondiale. Mais pour l'ensemble de son oeuvre, sa candidature mérite certainement qu'on s'y attarde.

Mis sous contrat par les Giants de San Francisco en 1955, Alou a connu une carrière de 17 saisons comme voltigeur et joueur de premier but. Sans jamais casser la baraque, il a cumulé des totaux - 2101 coups sûrs, 985 points marqués, 852 points produits et trois participations au match des étoiles - qui ne peuvent pas nuire à son dossier.

À l'âge de 57 ans, il est devenu le premier gérant dominicain de l'histoire du baseball majeur en acceptant de remplacer Tom Runnells sur le banc des Expos. « Dan Duquette m'a donné l'opportunité de prouver qu'un Latino-Américain pouvait diriger dans les majeures », concède le pionnier avec reconnaissance.

Alou récolte rarement le crédit pour les succès auxquels était destinée la troupe ultra-talentueuse qui s'est fait barrer le chemin vers les grands honneurs en 1994. Cette année-là, il a dû se contenter du titre de gérant de l'année pour la première et la seule fois de sa carrière.

« Quand il est arrivé à Montréal, l'équipe a complètement changé d'allure. Le groupe qu'il avait était certes spécial, mais il était composé d'un paquet de jeunes dont on ignorait ce qu'ils étaient capables de donner », rappelle l'ancien lanceur québécois Claude Raymond, qui a été le coéquipier d'Alou pendant trois saisons avec les Braves d'Atlanta à la fin des années 1960.

« Si vous me posez la question, c'est certain qu'il a mon vote, s'avance John Wetteland, le premier stoppeur d'Alou chez les Expos. Il a été révolutionnaire à tellement de points de vue. Je crois qu'il est un candidat merveilleux pour cet honneur. »

« Pourquoi pas?, approuve Larry Walker. Trop de gens méritent d'entrer au Temple sans qu'on leur accorde jamais cette chance. En fait, je pense que tous les membres de la famille Alou devraient y avoir leur place. Ils ont fait tellement pour le baseball à travers le monde. »

L'idée, lancée plus ou moins sérieusement, reflète exactement le désir de Felipe, qui a joué avec ses frères Jesus et Matty en plus de diriger son fils Moïses et son neveu Mel Rojas.

« Ce que je crois, c'est qu'un jour, on réalisera ce que la famille Alou a fait pour le baseball. Et ce jour-là, qui sait, peut-être qu'on nous fera une petite place dans la cour arrière du Temple de la renommée. Aucun d'entre nous n'a connu une saison de 50 circuits ou n'a gagné 25 matchs sur la butte, mais oui, je crois que l'empreinte globale que nous avons laissée mérite une certaine forme de reconnaissance. »

Un génie, un père, un subtil motivateur

Alou a laissé une marque indélébile sur Montréal. En dix ans à la tête de Nos Amours, il a dirigé 1409 matchs et en a remporté 691, deux records d'équipe.

« J'ai connu Earl Weaver et Dick Williams, Joe Torre et Larry Boa. Felipe est l'homme le plus intelligent que j'ai rencontré en 35 années dans le baseball, et de loin », encense Kerrigan.

« Il n'y en avait pas deux comme lui pour lire un match et anticiper ce qui allait se passer. Il comprenait que ce sport est dans le fond une question de logique et de gros bon sens et ne tentait donc pas de réinventer la roue. Il avait aussi le don pour déchiffrer avec beaucoup de précision la personnalité des personnes qui croisaient sa route et il savait transférer ce talent devant un joueur de baseball. »

Mais Alou repousse les compliments avec adresse et acharnement. L'équipe de 1994, à l'écouter, se dirigeait toute seule.

« Le talent débordait jusque sur le banc. Nous avions des joueurs comme Rondell White et Lou Frazier qui jouaient à peine. Randy Milligan, un autre réserviste, nous a fait gagner beaucoup de matchs en faisant profiter de son expérience aux plus jeunes. Moi, j'avais juste à les laisser jouer au baseball. »

Cette année-là, le joueur de troisième but Sean Berry était le plus vieux partant des Expos. Il avait 28 ans. « Je dirigeais mon fils Moises, mais j'avais l'impression que tous ces gars-là étaient mes enfants. En fait, c'est toujours ce que je ressens aujourd'hui », s'amuse à dire Alou en lançant un regard circulaire vers ses anciennes ouailles.

« Felipe était comme un père pour tout le monde, mais il nous parlait comme des hommes, précise Darrin Fletcher. Il avait le tour de motiver tous ses joueurs de la bonne façon. Il n'avait pas à pester ou a lancer des objets pour avoir notre attention et obtenir ce qu'il voulait. Il nous donnait le goût de nous défoncer en choisissant simplement les bons mots et en nous traitant avec respect. »

« C'était un entraîneur très calme, ajoute Walker. Avec lui, on n'avait pas à marcher sur des oeufs de peur de commettre une erreur. Il savait nous faire des reproches de manière posée. C'était agréable d'arriver au terrain en sachant que chacun de nous aurait le goût de tout donner pour lui. »

« On rencontre toutes sortes de gens quand on joue avec cinq ou six équipes différentes comme je l'ai fait, mais une fois de temps en temps, il arrive de tomber sur une personne vraiment spéciale à laquelle on s'identifie, dont on veut naturellement boire les paroles. Felipe a été cette personne pour moi », raconte Cliff Floyd, qui a aussi évolué sous les ordres de Frank Robinson à son deuxième séjour avec les Expos.

« Parfois, on analyse les moindres faits et gestes d'un gérant en oubliant qu'au bout du compte, son travail est de gagner des matchs de baseball. Et c'est ce que Felipe faisait de mieux. Il ne nous préparait pas seulement à jouer. Il nous préparait à jouer et à gagner », complémente Floyd.

« Quand je suis arrivé à Montréal, les gens ne me connaissaient pas très bien, mais je crois qu'ils aimaient ma façon de diriger. Même lorsque nos chances de victoires étaient minces, j'essayais toujours de soutirer le meilleur de mes joueurs et d'offrir l'équipe la plus excitante possible. Ça, je pense que les partisans l'ont apprécié. »

Lorsque Warren Cromartie aura remporté son pari de redonner à Montréal son équipe de baseball - on peut bien rêver, non? - peut-être qu'un autre ancien joueur prendra alors le flambeau et partira en croisade, cette fois pour faire entrer Felipe Alou au Temple de la renommée.

« J'espère que ça se fera plus tôt que ça... », laisse tomber Joe Kerrigan.